L'Octavius

de

Marcus Minucius Félix

(début du 3e siècle)

Préface

Marcus Minucius Félix naquit, suivant l'opinion la plus commune, dans la province d'Afrique, vers le milieu du second siècle. Elevé dans le sein du paganisme, comme il le dit lui-même, il embrassa de bonne heure la religion de Jésus-Christ. Saint Jérôme et Lactance nous apprennent qu'il se distingua, à Rome, dans la profession d'avocat, et probablement il l'exerçait en 202, quand Septime Sévère, effrayé pour les dieux de l'empire des progrès du christianisme, lança le fameux édit qui amena la cinquième persécution. Minucius, au milieu des passions que cet édit avait suscitées, publia son OCTAVIUS, une des apologies les plus élégantes que l'antiquité ecclésiastique nous ait laissées. C'est un dialogue entre trois amis, Octavius, Minucius et Cécilius Natalis, ce dernier défenseur zélé de la religion de ses pères, les deux autres éclairés des lumières de la foi. A-t-il réellement existé un Cécilius, qu'une dispute arracha aux superstitions idolâtrique? L'apologiste a-t-il seulement voulu donner à son livre la forme de deux plaidoyers contradictoires, depuis longtemps employée dans les écoles d'éloquence ? Il est difficile de décider cette question. La dernière supposition semblerait plus probable, si plusieurs auteurs ne s'accordaient à reconnaître dans Cécilius Natalis celui qui convertit saint Cyprien au christianisme.

Le dialogue de l'Octavius paraît avoir été imité du livre de Cicéron "De la nature des dieux". Peut-être n'y trouve-t-on pas la pureté de langage qui distingue les beaux temps de la littérature romaine;  néanmoins, l'on peut, sans être accusé de se livrer à l'enthousiasme de traducteur, regarder l'Octavius comme un monument rare d'élégance, de dialectique et de goût, pour le temps où il a été écrit.  Le lieu et le temps de la mort de Minucius ont également échappé à toutes les recherches de la critique. L'Octavius est le seul livre de cet apologiste qui soit parvenu jusqu'à nous. Le traité "du Destin", que lui attribue saint Jérôme, était, si l'on en croit ce père, d'un style bien inférieur à celui de l'Octavius. Une phrase du chapitre 40 de ce dernier ouvrage semble annoncer un nouveau dialogue, où devaient être traitées certaines questions que la longueur du premier n'avait pas permis de résoudre.  Il me reste, dit un de ses interlocuteurs, quelques difficultés particulières, qui ne m'empêchent pas d'ouvrir les yeux à la vérité, mais qu'il m'importe d'éclaircir, pour que je sois parfaitement instruit. Je vous les proposerai demain; car le soleil est sur le point de disparaître.  Ce second livre a été perdu, s'il a existé, comme celui du Destin. Le savant jurisconsulte Baudoin fit le premier imprimer séparément l'Octavius à Heidelberg, en 1560, avec une dissertation qui en prouvait l'authenticité. Nous avons adopté, pour le traité de Minucius, la traduction la plus récente et la plus justement estimée, celle de M.A.P. de l'Académie royale de Lyon.

 

L'OCTAVIUS

 

1. Lorsque, livré à mes réflexions, je me retrace les moments écoulés avec mon cher et fidèle Octavius, j'éprouve un tel ravissement que je me figure, en quelque sorte, être revenu à ces temps fortunés, et non me les rappeler par le souvenir. Son image, en se dérobant à mes yeux, ne s'est que plus profondément gravée dans mon coeur et dans tous mes sens. Pourrais-je ne pas avoir un éternel regret de la perte d'un homme si parfait et si religieux? Son amitié pour moi était si vive, que dans les bagatelles, comme dans les affaires sérieuses, sa volonté était toujours d'accord avec la mienne. Vous auriez cru qu'un même esprit nous animait tous deux; lui seul fut le confident de mes faiblesses et le complice de mes égarements; mais quand je passai de la nuit profonde de l'erreur au grand jour de la sagesse et de la vérité, il ne dédaigna pas de m'accompagner, et, ce qui est bien plus glorieux, il marcha devant moi. En me rappelant ainsi les différentes époques d'une vie que nous consacrions l'un et l'autre à l'amitié, ma mémoire s'est arrêtée principalement sur l'admirable discours qu'il tint à Cécilius, pour le désabuser des vaines superstitions dont il était imbu, et lui faire embrasser la vraie religion.

2. Octavius était venu à Rome, non seulement pour affaire, mais encore dans le dessein de me voir; il n'avait pas craint d'abandonner sa maison, sa femme et ses enfants, qui étaient alors dans cet âge innocent où ils sont le plus aimables, et où leur langue, encore mal exercée, commence à articuler des demi-mots si doux à notre oreille. Je ne puis exprimer la joie que j'éprouvai à l'arrivée inopinée d'un ami si cher: elle fut d'autant plus grande, que je ne l'attendais pas. Après avoir donné deux jours aux épanchements du coeur, et nous être fait le récit de ce qui nous était survenu durant notre séparation, nous résolûmes d'aller à Ostie, ville charmante, parce que j'espérais que les bains de mer seraient pour moi un remède non moins agréable que salutaire. Une douce température avait alors succédé aux chaleurs de l'été, et les vacances d'automne me permettaient de m'éloigner du barreau. Nous partîmes donc à la pointe du jour pour nous rendre à la mer, en suivant le bord du Tibre: l'air qu'on y respire donnait de la vigueur à nos corps, et nous éprouvions une volupté inexprimable à laisser sur le sable une légère empreinte de nos pas. Tout à coup Cécilius, qui nous avait accompagnés, apercevant une statue de Sérapis, porte sa main à la bouche et la baise, selon l'usage du vulgaire superstitieux.

3. Alors Octavius s'adressant à moi : Pourquoi souffrez-vous, me dit-il, qu'un homme qui est toujours avec vous partage l'aveuglement d'une multitude ignorante, et que, dans un si beau jour, il aille se prosterner devant des pierres taillées en idoles, arrosées de libations et couronnées de fleurs? La honte d'un pareil égarement, vous ne l'ignorez pas, rejaillit autant sur vous que sur Cécilius. Pendant qu'Octavius me parlait ainsi, nous avions déjà traversé la ville, et nous étions sur le rivage. Les ondes y venaient battre doucement, et avaient étendu le sable de manière à en faire un lieu de promenade. Comme la mer n'est jamais absolument tranquille, même lorsque les vents sont apaisés, elle nous offrait alors, non des vagues tumultueuses et écumantes, mais des flots faiblement agités, que nous aimions à voir s'approcher de nous, se jouer à nos pieds, se plier ensuite, et se confondre dans l'humide élément. Nous avancions peu à peu, et nous suivions tranquillement les légères sinuosités du rivage. Octavius nous racontait diverses histoires, qui avaient trait à la navigation et nous faisaient oublier la longueur du chemin: dès que nous nous aperçûmes que le plaisir de l'entendre nous avait entraînés trop loin, nous revînmes sur nos pas. Arrivés à l'endroit où les vaisseaux sont à sec, nous vîmes des enfants qui s'amusaient à faire des ricochets. Ce jeu consiste à choisir des cailloux aplatis par les vagues: on se courbe, et on les lance horizontalement: jetés doucement, ils glissent et nagent sur le dos de la mer; ou bien, poussés avec plus de force, ils coupent légèrement la surface de l'eau, s'élèvent et bondissent sur les flots. L'enfant dont le caillou parvient le plus loin et fait le plus de sauts, remporte la victoire.

4. Octavius et moi nous prenions le plus grand plaisir à ce spectacle; mais Cécilius, loin de sourire à l'ardeur de ces enfants, n'y faisait pas la moindre attention: inquiet, silencieux, solitaire, et, pour ainsi dire, séparé de nous, son visage annonçait en lui je ne sais quelle douleur secrète. Qu'avez-vous? lui dis-je; qu'est devenue cette gaîté qui ne vous abandonnait pas même dans les affaires les plus graves? Ce que vous a dit Octavius, me répondit-il, m'a piqué au vif. Il ne vous a taxé d'insouciance à mon égard qu'afin de me faire indirectement le reproche d'être un homme ignorant; mais je n'en resterai point là, j'aurai satisfaction entière; et s'il veut entrer en lice avec moi qui suis de la secte qu'il attaque, il verra bientôt qu'il est plus aisé de disputer entre amis que de se livrer à une discussion sérieuse, où l'on suive la méthode des philosophes. Allons nous asseoir sur ce parapet qui défend les bains et s'avance dans la mer : nous pourrons, en nous délassant des fatigues du chemin, argumenter plus à notre aise. Nous acceptâmes sa proposition, et ils me firent mettre au milieu d'eux, non par respect ou par cérémonie, car toujours l'amitié nous trouve ou nous rend égaux, mais comme arbitre; afin que, séparant les deux antagonistes, je fusse plus à portée de les entendre. Alors Cécilius commença en ces termes :

5. Quoique vous soyez bien décidé, mon cher Minucius, sur ce qui fait le sujet de notre dispute, puisque vous nous avez abandonnés pour passer dans le camp ennemi, il faut cependant que vous teniez aujourd'hui la balance d'un juge équitable, et que, mettant toute prévention à part, le jugement que vous allez porter soit plutôt le résultat de nos débats que de vos opinions particulières. Si donc vous voulez être à mon égard un homme, pour ainsi dire, nouveau, étranger à l'un et à l'autre parti, il ne me sera pas difficile de vous démontrer que tout, dans les choses humaines, est douteux et incertain, et que partout il y a plus de vraisemblance que de réalité. On ne doit donc pas s'étonner de trouver des gens qui, rebutés par les recherches qu'exige la découverte de la vérité, au lieu de se livrer à un examen approfondi, embrassent témérairement la première opinion qui se présente. Peut-on ne pas s'indigner et même ne pas s'affliger de voir des hommes sans étude, sans connaissance littéraire, plongés dans l'ignorance des arts les plus abjects, décider hardiment de la nature et de l'ordre de l'univers, tandis que toutes les écoles des philosophes ont disputé depuis tant de siècles sans pouvoir s'accorder? En effet, l'esprit de l'homme est tellement borné, qu'il ne lui est ni donné de connaître, ni permis de rechercher; qu'il serait même impie de vouloir scruter ce qui est dans le ciel au-dessus de nos têtes, ce qui est sous nos pieds dans les entrailles de la terre que nous passerions à juste titre pour heureux et prudents, si, pratiquant l'ancien oracle du sage, nous n'avions d'autre ambition que celle de nous connaître nous-mêmes. Mais si, entraînés par une curiosité insensée, nous voulons franchir les limites de notre bassesse; si, jetés sur la terre, nous avons l'audace et la folie de prétendre nous élever au-dessus des astres, ne mêlons pas du moins nos erreurs à de vaines et effrayantes opinions. Que dès le commencement, les éléments de tous les êtres se soient réunis d'eux-mêmes par un effort de la nature, que les parties de cet univers aient été formées, disposées et jointes ensemble par un concours fortuit, faut-il qu'un dieu en soit le créateur ou l'architecte? Que le feu ait allumé les astres; que le ciel soit suspendu par sa propre matière; que la terre se soit affermie par son propre poids; que la mer se soit formée par la pente naturelle des eaux, d'où ferons-nous venir cette religion et cette terreur qui n'est après tout qu'une superstition? L'homme, la brute, tout ce qui naît et respire, n'est qu'un mélange volontaire des éléments, qui ensuite se décomposent et se dispersent pour retourner à leur première origine, sans qu'il soit besoin d'ouvrier, d'arbitre, ni de créateur. Ainsi, par le concours des semences ignées, le soleil luit toujours; ainsi, les vapeurs exhalées de la terre alimentent les nuages qu'on voit s'élever par flocons dans les airs: retombant ensuite, elles causent la pluie, les vents, la grêle: ou bien elles se heurtent, et le tonnerre mugit, les éclairs brillent, la foudre éclate, tombe sur les montagnes, renverse les arbres, frappe indistinctement les lieux sacrés et profanes, le juste et le coupable. Que dirai-je de ces tempêtes diverses et inattendues qui bouleversent tout indifféremment? de ces naufrages qui confondent la destinée des bons et des méchants, sans égard pour leurs mérites? de la peste, qui fait périr tout un peuple sans distinction? de la guerre, où souvent les braves succombent les premiers? Dans la paix même, non seulement le crime va de pair avec la vertu, mais encore il est en honneur, de sorte que vous ne savez le plus souvent si vous devez détester le méchant ou envier sa félicité. Si le monde était gouverné par une providence divine et par l'autorité d'un Dieu, eût-on jamais vu Phalaris et Denys sur le trône, Rutilius et Camille en exil, Socrate contraint à boire la ciguë? Ces arbres chargés de fruits, ces blés qui attendent la moisson, ces vignes dont les raisins sont mûrs, peuvent être corrompus par la pluie ou ravagés par la grêle. Certes, ou la vérité nous est cachée, ou, ce qui doit être plus croyable, c'est le hasard qui, affranchi de toutes lois, exerce un empire absolu dans le monde.

6. Or, puisque rien n'est certain dans la nature, et que tout est soumis aux caprices du hasard, ne serait-il pas mieux de conserver la croyance de nos ancêtres comme le plus sûr garant de la vérité? de suivre une religion transmise par la tradition? d'adorer les dieux que nos parents nous ont appris à craindre avant de les connaître? et, sans juger nous-mêmes de nos divinités, de nous en rapporter à nos pères, qui, dans un siècle grossier et à la naissance du monde, ont mérité d'avoir des dieux pour bienfaiteurs ou pour rois? De là vient que chaque empire, chaque province, chaque ville a un culte particulier et des dieux municipaux. Eleusis adore Cérès; la Phrygie, Cybèle; Epidaure, Esculape; la Chaldée, Bélus; la Syrie, Astarté; la Tauride, Diane; les Gaules, Mercure; Rome, tous les dieux. C'est en montrant dans la guerre une valeur religieuse; c'est en défendant leur ville avec le secours de leurs vestales et de leurs pontifes; c'est en suppliant les dieux irrités, que d'autres auraient blasphémés, lorsque, assiégés et n'ayant plus d'autre retraite que le Capitole, ils passaient, sans autre arme que le bouclier de la religion, à travers les Gaulois admirant leur sainte audace; c'est en se prosternant aux pieds des dieux vaincus, dans la chaleur même de la victoire, après avoir forcé les remparts ennemis; c'est en cherchant partout des dieux étrangers pour en faire les leurs; c'est enfin en élevant des autels aux dieux Mânes et aux dieux inconnus, que les Romains ont donné des lois à la terre et étendu leur empire au-delà des limites de l'Océan et des lieux où le soleil finit son cours. Ainsi, en adoptant les rites sacrés de toutes les nations; ils ont mérité de devenir leurs maîtres. Depuis, cette constante piété s'est toujours maintenue; le temps, au lieu d'y porter atteinte, l'a sans cesse augmentée: car l'antiquité donne aux temples et aux cérémonies un caractère d'autant plus vénérable, qu'elle nous en présente une origine plus reculée.

7. Toutefois, je ne craindrai pas de l'avouer, et, si je me trompe, je préfère une erreur qui vaut mieux que la vôtre, ce n'est pas sans raison que nos ancêtres se sont appliqués à l'observation des augures, à l'inspection des entrailles des victimes, qu'ils ont institué des sacrifices et consacré des temples. Si vous consultez nos annales, vous verrez qu'ils ont introduit parmi eux les rites de toutes les religions, tantôt pour rendre grâce aux dieux de leurs bienfaits, tantôt pour détourner leurs menaces ou apaiser leur courroux. J'en atteste les jeux que l'on représenta lorsqu'à son arrivée en Italie la mère des dieux réhabilita la réputation jusque alors équivoque d'une dame romaine, et délivra la ville des terreurs de la guerre; j'en atteste les statues érigées à ces deux frères que l'on vit, au bord du lac Juturne, montés sur des coursiers haletants et couverts d'écume, annoncer la défaite de Persée dans la Macédoine, le jour même qu'il y fut vaincu; j'en atteste ces jeux que l'on renouvela sur l'avis d'un homme du peuple, auquel Jupiter irrité était apparu en songe; j'en atteste le dévouement salutaire des Décius; j'en atteste enfin ce Curtius qui, se précipitant à cheval dans un gouffre profond, le combla de son corps et de sa gloire. Les auspices négligés ont prouvé, plus souvent que nous n'aurions voulu, l'existence des dieux: aussi la journée de l'Allia fut-elle pour nous si fatale; aussi cette bataille que Claudius et Junius livrèrent aux Carthaginois fut-elle moins un combat qu'un funeste naufrage. Flaminius, pour avoir dédaigné les augures, vit le lac de Trasimène rougir et s'enfler du sang des Romains; et Crassus, attirant sur lui la malédiction des Euménides dont il s'était raillé, nous contraignit à redemander nos enseignes aux Parthes. Je ne retracerai pas les nombreux prodiges d'un temps plus éloigné; je ne parlerai pas des chants des poètes sur la naissance des dieux, sur leurs présents et leurs bienfaits; je passerai sous silence les grands événements prédits par les oracles, de peur que l'antiquité ne vous paraisse trop fabuleuse. Considérez ces temples et tous ces lieux destinés aux sacrifices, qui contribuent autant à l'ornement de Rome qu'à sa défense: ils sont plus augustes par la seule présence des dieux municipaux ou étrangers qui les habitent qu'ils ne sont majestueux par les enseignes et les offrandes dont ils sont décorés. C'est là que nos pontifes, pleins du dieu qui les inspire, prédisent l'avenir, donnent des précautions contre les périls, des remèdes aux malades, des espérances aux affligés, des secours aux malheureux, des consolations aux infortunés, des adoucissements à nos travaux. Pendant le sommeil même, nous voyons, nous entendons, nous reconnaissons ces dieux que notre bouche impie ose nier et blasphémer durant le jour.

8. Or, puisque, du consentement unanime des nations, il existe des dieux, quoique leur origine et leur nature soient douteuses et incertaines, pourquoi voulez-vous que nous souffrions l'audace sacrilège de ces hommes sans foi, qui s'efforcent de renverser ou d'affaiblir une religion aussi ancienne, aussi utile, aussi salutaire que la nôtre? Qu'un Théodore de Cyrène, ou qu'un Diagoras, son digne prédécesseur, qui mérita d'être surnommé l'Athée, cherchent, en affirmant qu'il n'est point de dieux, à briser les seuls freins de la société, le respect et la crainte, jamais ils n'auront assez d'autorité pour faire prévaloir leur dangereuse doctrine et leur fausse philosophie. Les Athéniens chassèrent de leur territoire l'Abdéritain Protagoras, qui disputait sur la divinité en homme qui doutait plutôt qu'en incrédule, et brûlèrent publiquement ses ouvrages; et il ne nous sera pas permis de nous récrier quand nous voyons des hommes (souffrez que je m'exprime avec toute la liberté qu'exige la cause que je défends), des hommes d'une faction infâme, proscrite, désespérée, se soulever contre les dieux? des hommes qui choisissent leurs prosélytes dans la lie du peuple, et parmi des femmes que la faiblesse de leur sexe rend si faciles à séduire, pour les entraîner dans leur conjuration impie, conjuration qu'ils cimentent dans leurs assemblées nocturnes, non par des sacrifices, mais par des sacrilèges et des jeûnes solennels que suivent d'horribles festins? Race ennemie de la lumière, se plaisant dans l'obscurité, muette en public, bavarde en secret, méprisant les temples comme des sépulcres, se riant des choses sacrées, blasphémant les dieux, nous regardant avec une pitié dont eux seuls sont dignes, et, à moitié nus, ne faisant aucun cas des honneurs et de la pourpre de nos pontifes. Par une extravagance bizarre et une incroyable témérité, ils bravent les tourments présents dans l'appréhension de tourments à venir et incertains; et, craignant de mourir lors qu'ils ne seront plus, ils ne redoutent point la mort, tant ils se laissent rassurer par le fol espoir de revenir à la vie.

9. Cependant, semblables aux plantes dangereuses qui sont les plus fécondes, les oratoires ténébreux de cette sacrilège coalition, qui s'accroît avec la perversité de nos moeurs, se multiplient par tout l'univers. Il faut anéantir cette exécrable secte dont les partisans se reconnaissent à des signes secrets, et s'aiment mutuellement presque avant de se connaître. Ils couvrent leurs débauches du nom de religion et s'appellent entre eux frères et soeurs, afin que, par l'interposition de ce nom sacré, ils fassent un inceste d'un crime ordinaire: tant un fanatisme vain et insensé les porte à se glorifier de leurs crimes! Si tout ce qu'on leur attribue n'était pas vrai, la renommée, qui a tant de pénétration, publierait-elle sur eux des choses si abominables, qu'on ne peut en parler qu'avec retenue? J'entends dire qu'ils adorent, par je ne sais quelle persuasion ridicule, la tête consacrée d'un âne, le plus ignoble des animaux: religion bien digne des moeurs auxquelles elle doit sa naissance! D'autres prétendent qu'ils honorent, en la personne du prélat ou du prêtre, ce que l'homme a de plus honteux et adorent en lui ce qu'ils révèrent en leurs pères. J'ignore si tout cela est faux; mais leurs cérémonies secrètes et nocturnes sont bien propres à faire naître des soupçons. Rapporter qu'ils représentent sur leurs autels l'image d'un homme justement puni du dernier supplice, et qu'ils adorent le bois funèbre d'une croix, c'est leur attribuer des autels dignes d'eux et leur faire adorer ce qu'ils méritent. Le récit que l'on fait de leurs initiations est aussi horrible que véridique. On présente un enfant couvert de pâte à celui qui doit être initié (1), afin de lui cacher le meurtre qu'il va commettre, et le novice, trompé par cette imposture, frappe l'enfant de plusieurs coups de couteau: le sang coule, les assistants le sucent avec avidité, et se partagent ensuite les membres palpitants de la victime. C'est ainsi qu'ils cimentent leur alliance; c'est ainsi que par la complicité du même forfait ils s'engagent mutuellement au silence. Tels sont ces sacrifices plus exécrables que tous les sacrilèges. Ne savons-nous pas encore ce qui se passe à leurs festins? Tous nos auteurs en font mention, et la harangue de l'orateur de Cirta (2) l'atteste également. Dans un jour solennel tous se rendent au banquet avec leurs enfants, leurs femmes et leurs soeurs; là, après un long repas, lorsque les vins dont ils se sont enivrés commencent à exciter en eux les feux de la débauche, ils attachent un chien au candélabre, et le provoquent à courir sur un morceau de viande qu'on lui jette à une certaine distance. Les flambeaux renversés s'éteignent; alors, débarrassés d'une lumière importune, ils s'unissent au hasard, au milieu des ténèbres, par d'horribles embrassements, et deviennent tous incestueux, au moins de volonté s'ils ne le sont d'effet, puisque tout ce qui peut arriver dans l'action de chacun entre dans les désirs de tous.

10. Je passe à dessein beaucoup de choses sous silence: je vous en ai assez rapportées que l'obscurité de leur religion dépravée rend indubitables, au moins pour la plupart. En effet, pour quelle raison celer avec tant de soin ce qui est l'objet de leur adoration? on ne se cache point pour faire le bien, mais pour faire le mal. Pourquoi les chrétiens n'ont-ils ni temples, ni autels, pas même des simulacres qui nous soient connus? pourquoi ne parlent-ils et ne se rassemblent-ils qu'en secret? Il faut donc que ce qu'ils adorent soit bien criminel ou bien honteux? D'où vient, quel est, où est enfin ce Dieu unique, solitaire, abandonné, qui n'est connu d'aucun peuple libre, d'aucun état, pas même de Rome, où l'on rend un culte à tous les dieux de la terre? La misérable nation juive est la seule qui reconnaisse un seul Dieu; mais elle a des temples, des autels, des cérémonies et des sacrifices publics: toutefois la puissance de ce Dieu est si nulle, que maintenant il se trouve, ainsi que ses adorateurs, prisonnier des Romains. Que d'absurdités les chrétiens n'ont-ils pas imaginées? Ne nous affirment-ils pas que leur Dieu, qu'ils ne peuvent ni voir ni définir, voit tout, entend tout, sait tout, pénètre les plus secrètes pensées; qu'il est partout et qu'il préside à tout? Ils veulent qu'il soit curieux, inquiet, incommode; car il assiste à toutes les actions, se trouve en tous lieux: et cependant, je le demande, comment ce Dieu, qui est en tous lieux, peut-il s'occuper de chacun, et comment, occupé de chacun, peut-il être en tous lieux? Ce n'est pas tout: les chrétiens méditent la ruine du monde en le menaçant, ainsi que ses astres, d'un embrasement universel: comme si l'ordre éternel, établi par les lois de la nature, pouvait être troublé; comme si, par la rupture de l'alliance de tous les éléments, et la division de l'enchaînement des corps célestes, la masse qui les contient et les environne pouvait être anéantie.

11. Non contents de professer des opinions aussi extravagantes, ils débitent des contes de bonnes femmes; ils disent qu'après leur mort ils renaîtront de leurs cendres, et, par je ne sais quel aveuglement, ils ajoutent foi à ce qu'ils ont inventé. Vous penseriez, à les entendre, qu'ils sont déjà ressuscités: double mal et double folie! ils veulent que le ciel et la terre, que nous laissons, toujours comme nous les avons trouvés, puissent périr, et ils promettent l'éternité à des cadavres qui ont un commencement et une fin. De là vient qu'ils ont nos bûchers en horreur, et qu'ils condamnent l'usage de brûler les morts: comme si les corps, pour être dérobés à la flamme, ne laissent pas avec le temps de tomber en poussière! Et qu'importe, en effet, que notre corps soit la proie des bêtes féroces ou des monstres de la mer; qu'il soit couvert de terre ou consumé par le feu? Si les cadavres ont quelque sentiment, toute sépulture doit leur être un supplice; s'ils n'en ont point, la plus expéditive est la meilleure. Cependant les chrétiens, abusés par cette erreur, se promettent à eux seuls, après la mort, comme s'ils étaient des gens de bien, une vie heureuse et sans fin, et nous menacent, comme si nous étions des méchants, de tourments éternels. Je pourrais en dire bien davantage, si mon discours n'était déjà trop long; je pourrais dire qu'ils sont ennemis de toute équité: je l'ai déjà démontré; mais, quand même j'accorderais qu'ils sont justes, l'opinion la plus commune est que la destinée fait l'homme vertueux ou criminel. Vous en convenez vous-mêmes; car vous attribuez à Dieu toutes nos actions, comme d'autres les attribuent au destin. Ainsi ce n'est pas volontairement que vos prosélytes embrassent vôtre secte, mais parce que Dieu les avait choisis. Par là vous faites de Dieu un juge inique, qui punit dans les hommes le destin et non la volonté. Mais, dites-moi, je vous prie, si c'est avec ou sans corps que vous ressusciterez? Sera-ce sans corps? mais, si je ne me trompe, sans corps il ne peut y avoir ni âme, ni sentiment, ni vie. Sera-ce avec votre corps? mais il y aura alors longtemps qu'il aura été détruit. Sera-ce avec un autre corps? il naîtra donc alors un nouvel homme qui sera différent du premier. Mais, depuis cette immensité de siècles qui se sont écoulés, est-il revenu des enfers un seul homme, du moins comme Protesilas, avec un congé de quelques heures, pour nous donner un exemple convaincant d'une si étrange merveille? ce sont des rêves d'un cerveau blessé, de chimériques espérances dans lesquelles se joue l'imagination des poètes pour embellir leurs chants, et dont vous ne rougissez pas, sottement crédules, de faire honneur à votre Dieu.

12. Reconnaissez du moins, par l'expérience du présent, combien de telles promesses sont trompeuses, et combien vos espérances sont frivoles. Jugez, misérables, de ce qui doit vous arriver après la mort par ce qui vous arrive pendant la vie. Le plus grand nombre des partisans de votre secte, comme vous l'avouez, sont en proie à mille maux, plongés dans l'indigence, dévorés par la faim, dénués de tout: et votre Dieu le souffre et vous néglige à ce point! de deux choses l'une, ou il ne veut pas venir au secours de ses enfants, ou il ne le peut pas. Il est donc impuissant ou injuste. Toi qui rêves une immortalité posthume, ne sens-tu pas ta condition? ne reconnais-tu pas ta fragilité? Insensé! lorsque tu éprouves les accès d'une fièvre brûlante, lorsque tu es déchiré par la douleur, tu es convaincu, malgré toi, de ton infirmité, et tu ne veux pas l'avouer! Mais passons sur ces maux communs à l'humanité tout entière: entendez-vous ces menaces, voyez-vous préparer ces châtiments, ces tortures, ces feux qui sont l'objet de vos prédictions et de vos craintes? Voici des croix faites pour être non l'objet de vos adorations, mais l'instrument de votre supplice. Eh bien! est ce Dieu qui peut venir au secours des morts, et qui ne peut secourir les vivants? Les Romains, sans l'assistance de votre Dieu, ne sont-ils pas les maîtres de l'univers et de vous-mêmes? Vous êtes toujours dans les sollicitudes, et vous vous abstenez de toutes récréations honnêtes; vous n'allez point aux spectacles, vous n'assistez point à nos solennités, à nos repas publics, à nos combats sacrés; vous avez en horreur les mets que nos prêtres ont touchés, et les vins qui ont servi à faire des libations sur nos autels. Ainsi des dieux que vous ne croyez pas vous inspirent des craintes! vous ne portez jamais de couronnes; vous n'en couvrez pas même vos tombeaux, et vous n'employez les parfums que dans les funérailles: toujours pâles et alarmés, vous êtes vraiment dignes de la commisération de nos dieux. Qui ne vous plaindrait? vous ne ressuscitez point, vous ne vivez pas même à présent. Si vous n'avez pas encore perdu toute raison et toute pudeur, renoncez à vouloir pénétrer dans le ciel, pour y chercher les secrètes destinées du monde; contentez-vous de voir ce qui passe à vos pieds: cela doit suffire à des êtres grossiers, ignorants et sauvages, qui, n'ayant nulle connaissance des affaires de la vie civile, sont, à plus forte raison, incapables de discourir sur les sciences divines.

13. Si la manie de philosopher vous possède, quel est celui de vous qui sera assez raisonnable pour imiter Socrate, le prince de la sagesse? chacun sait sa réponse quand on l'interrogeait sur les choses célestes: Ce qui est au-dessus de nous, disait-il, ne nous regarde pas. Aussi l'oracle rendit un juste hommage à une si rare prudence, et fit pressentir à Socrate que, s'il était supérieur aux autres hommes, ce n'était pas parce qu'il était parvenu à savoir tout, mais parce qu'il avait appris qu'il ne savait rien. La suprême sagesse est donc de confesser son ignorance. C'est en pensant ainsi qu'Arcésilas, Carnéade et la plupart des philosophes académiciens ont prudemment douté, toutes les fois qu'il s'est agi de décider des questions élevées: manière de philosopher glorieuse pour le savant et sans danger pour l'ignorant. Non seulement nous devons admirer le poète lyrique Simonide, mais encore le prendre pour modèle: pressé par le tyran Hiéron de lui dire ce qu'il pensait des dieux, d'abord il demanda un jour pour y réfléchir, puis deux, puis quatre; et, comme il différait de jour en jour, le tyran étonné voulut en savoir la cause: alors Simonide répondit que plus il faisait de recherches, plus il trouvait la question difficile à résoudre. Quant à moi, je pense aussi qu'il faut laisser les choses douteuses dans l'état où elles sont, et, lorsque les plus grands génies sont encore à délibérer, ne pas se décider avec trop de confiance ou de témérité pour l'un ou l'autre parti. En agir autrement, ce serait introduire les superstitions les plus ridicules et renverser toute espèce de religion.

14. Tel fut le discours de Cécilius; et comme, après avoir parlé avec tant de véhémence, il avait fini par se calmer, il ajouta avec un sourire: Maintenant, que va nous répondre Octavius, cet homme de la race de Plaute, sans contredit le premier des meuniers, s'il n'est pas le dernier des philosophes. Cessez, lui dis-je, de vous applaudir aux dépends d'Octavius. Il n'est pas encore temps de triompher; il faut auparavant que les deux parties aient été entendues: d'ailleurs ce n'est pas pour une gloire frivole, c'est pour la vérité que vous combattez ici. Votre ingénieuse harangue m'a fait le plus grand plaisir: cependant je dois m'élever à de plus hautes considérations, non sur la dispute présente, mais sur les disputes en général. Trop souvent la subtilité et l'éloquence parviennent à obscurcir les vérités les plus lumineuses. Les auditeurs, se laissant entraîner par le charme des paroles, perdent de vue le fond des choses et confondent le faux avec le vrai, ignorant que le faux est quelquefois vraisemblable, et que le vrai ne l'est pas toujours. Mais ceux qui ne savent pas se défendre d'une trop grande crédulité et se livrent au premier venu rencontrent souvent des gens plus habiles qui leur font changer d'opinion à leur gré: ballottés de la sorte, ils finissent par désespérer de trouver la vérité, et, au lieu de jeter la faute sur leur jugement, ils aiment mieux embrasser un doute universel que de s'exposer à de nouvelles méprises en adoptant un parti quelconque. Gardons-nous à un pareil excès; ne prenons point en haine le raisonnement parce qu'on en abuse, et, si nous avons donné notre confiance à des hommes qui l'ont trompée, n'allons pas jusqu'à nous défier des hommes les plus vertueux et les plus vrais. Car c'est là l'écueil où tombent les personnes qui croient trop légèrement: elles se laissent d'abord circonvenir par ceux qu'elles regardaient comme d'honnêtes gens; puis bientôt, par une erreur entièrement semblable, tout leur devient suspect, et elles craignent comme des méchants ceux en qui elles auraient dû voir des gens de bien. Cela posé, puisque dans la dispute souvent la vérité se trouve d'un côté, quoique obscurément; tandis que de l'autre la subtilité et l'éloquence s'efforcent de remplacer la solidité des preuves, nous devons tout peser avec soin, afin qu'en donnant au talent les éloges qu'il mérite, nous puissions discerner la vérité, l'approuver et l'admettre.

15. Vous manquez, reprit Cécilius, aux devoirs d'un juge impartial en cherchant à affaiblir par des considérations la force de mon discours. Toute réflexion doit vous être interdite, et mes moyens doivent rester intacts jusqu'à ce qu'Octavius m'ait réfuté, s'il est en état de le faire. Vos reproches, répondis-je, ne sont pas fondés: ce que j'ai dit, si je ne me trompe, est à votre avantage comme au sien. J'ai prétendu que je ne devais porter mon jugement qu'après l'examen le plus scrupuleux de la solidité de vos raisonnements respectifs, sans avoir égard au vain éclat de l'éloquence; mais, puisque cette digression vous déplaît, ne perdons plus de temps, et écoutons Octavius, qui paraît impatient de se faire entendre.

16. Je parlerai aussi bien qu'il me sera possible, dit alors Octavius; mais vous devez vous joindre à moi pour effacer par la force de la vérité les taches qu'on a voulu nous imprimer. Et d'abord, je ne dissimulerai point que notre Cécilius a été si irrésolu, si incertain, si chancelant, que je ne sais si la fluctuation de ses opinions vient d'une érudition embrouillée ou est le fruit de l'erreur; car il m'a semblé tantôt croire à l'existence des dieux, tantôt la révoquer en doute, de manière que la mobilité de ses assertions ne me permît pas de leur opposer des réponses certaines. Je n'ai garde de taxer Cécilius d'artifice, sa candeur le met à l'abri d'un tel soupçon; mais, comme celui qui ne connaît pas le droit chemin, lorsqu'il en rencontre plusieurs, est dans l'embarras, sans pouvoir se déterminer pour l'un d'eux, ni cependant les suivre tous? de même celui qui ne connaît pas sûrement la vérité sent redoubler son indécision et ses perplexités, lorsque plusieurs opinions se présentent à son esprit. Rien n'est donc moins étonnant que de voir Cécilius ainsi flottant, sans cesse en contradiction avec lui-même. J'espère, à la faveur de la vérité seule que je vais lui présenter, détruire tout ce qu'il a avancé, le fixer à jamais et mettre fin à ses agitations, à ses doutes, à ses erreurs puisqu'il a témoigné voir avec peine et indignation des gens pauvres ignorants et grossiers discourir sur les choses du ciel, je lui ferai remarquer que tous les hommes, sans distinction d'âge, de sexe et de rang, sont nés avec un esprit capable de discerner le bien d'avec le mal, et qu'ils ne doivent pas leur sagesse à la fortune, mais à la nature; que les philosophes et les inventeurs des arts, avant d'avoir acquis par leur génie des droits à l'immortalité, ont passé pour des êtres vulgaires, pauvres et ignorants: qu'il sache que les riches idolâtres de leurs biens, considèrent plus l'or que le ciel; que ce sont des pauvres comme nous qui ont découvert la sagesse et l'ont montrée aux autres; d'où il résulte que la raison ne vient ni des richesses ni de l'étude, mais de l'auteur de notre âme. Qu'on ne s'indigne donc pas de nous voir discuter et ouvrir notre avis sur les sciences divines; car ce n'est point à l'autorité de celui qui parle, mais à la force de ses raisons qu'il faut avoir égard. Plus le discours est dépourvu d'ornements, plus la vérité est évidente, parce que, n'étant pas colorée par la pompe du style et les grâces de l'éloquence, elle se montre alors ce qu'elle est, l'unique règle de l'équité.

17. Je ne nie point ce que Cécilius s'est principalement efforcé d'établir: l'homme doit chercher à se connaître, examiner ce qu'il est, d'où il vient, pourquoi il existe; s'il est un composé d'éléments ou d'atomes, ou plutôt s'il n'a pas été créé, formé et animé par un Dieu. Mais il nous est impossible d'acquérir cette connaissance sans une étude sérieuse de l'universalité des choses, puisqu'elles ont entre elles tant de cohérence, d'harmonie et de connexité, qu'à moins de nous être bien pénétrés de la nature divine, nous ne pouvons nous rendre compte de la nature humaine; de même que nous sommes incapables de bien diriger les affaires d'un état, avant d'avoir une parfaite connaissance des lois qui régissent la grande société de tous les êtres. Que si nous différons des bêtes en ce qu'elles sont courbées vers la terre, et ne semblent nées que pour chercher leur pâture, nous dont le front est droit et se dirige toujours vers le ciel, nous qui avons reçu la parole et la raison qui nous forcent à concevoir un Dieu, à le connaître et à l'imiter, nous serait-il permis, nous serait-il possible de fermer les yeux à une lumière si éclatante? N'y aurait-il pas même une espèce de sacrilège à chercher ici-bas ce que nous ne devons trouver qu'en haut? Quel homme sensé peut croire que l'ordre admirable qui règne dans la nature ait été produit par des atomes voltigeant au hasard, et non par une intelligence divine? Quand vous levez les yeux vers le ciel, et que vous contemplez la beauté de ce vaste univers, pouvez-vous avoir quelque doute sur l'existence d'un Dieu qui, par sa providence, donne la vie à toute la nature, la met en mouvement, l'alimente et la gouverne? Comme ce ciel s'étend au loin! avec quelle rapidité il opère sa révolution, soit pendant le jour, lorsqu'il est éclairé par le soleil, soit pendant la nuit, lorsqu'il est parsemé d'étoiles! Cet équilibre si parfait et si étonnant ne vous démontre-t-il pas un suprême modérateur? Voyez cet astre dont la course fait les années, et cette planète inconstante qui fait les mois par son croissant et son décours. Que dirai-je de cette succession jamais interrompue de la lumière et des ténèbres, qui marque à l'homme les heures du travail et celles du repos? Mais c'est aux astronomes qu'il appartient de nous parler plus amplement des astres, soit qu'ils règlent le cours de la navigation, soit qu'ils indiquent l'époque favorable du labourage ou de la moisson. Toutes ces merveilles peuvent-elles n'être pas l'ouvrage de l'intelligence et de la raison, puisqu'il en faut tant pour les étudier et les comprendre? Que dirai-je de cette vicissitude perpétuelle et inaltérable des saisons si nécessaire pour toutes les productions de la terre? Le printemps avec ses fleurs, l'été avec ses moissons, l'automne avec ses fruits, l'hiver avec ses olives, ne nous annoncent-ils pas un père et un auteur? Un pareil ordre serait d'abord dérangé, s'il n'avait pas été établi par une sagesse suprême. Avec quelle prévoyance tout a été disposé! La douce température du printemps succède aux frimas de l'hiver, et les fraîcheurs de l'automne aux chaleurs de l'été, de manière que nous passons insensiblement d'une saison à l'autre, et que nous sommes préservés du danger qui résulterait pour nos corps du passage subit d'un froid rigoureux à une chaleur excessive. Jetez les yeux sur la mer: la loi qui la resserre dans son lit est écrite sur son rivage; voyez les arbres: ils trouvent leur nourriture dans les entrailles de la terre; considérez l'Océan: il est assujetti à un flux et à un reflux toujours régulier; les fontaines: elles coulent sans que leurs veines puissent tarir; les fleuves: leur cours n'est jamais interrompu. Que dirai-je de la terre si bien disposée en plaines, en vallons, en montagnes? Parlerai-je de tant d'animaux qui ont tous des moyens de défense différents? quand on les attaque, les uns ont recours à leurs cornes, les autres à leurs dents; ceux-ci à leurs serres, ceux-là à leur dards. Ne peuvent-ils se défendre: la célérité des pieds dans les uns, ou la promptitude des ailes dans les autres, facilitent leur fuite. Mais plus que tout le reste, la perfection du corps humain proclame un Dieu pour auteur: cette statue droite, ce visage tourné vers le ciel, tous les sens disposés comme dans une forteresse, et les yeux placés dans la partie la plus élevée comme des sentinelles.

18. Il serait trop long d'entrer dans un plus grand détail: il n'est aucune partie de l'homme qui n'ait été formée pour son utilité ou pour son ornement. Et ce qui n'est pas moins surprenant, c'est que nous avons tous la même figure, et que chacun de nous a des traits particuliers; ainsi, vus en général, nous nous ressemblons tous, et pris à part, on nous trouve différents. Parlerai-je de la génération? le désir de nous reproduire ne nous a-t-il pas été donné par Dieu lui-même? quoi de plus merveilleux que ces mamelles qui se remplissent de lait pour servir de nourriture à l'enfant! La Providence n'embrasse pas seulement le genre humain dans son universalité, elle veille encore sur toutes ses parties. Les îles Britanniques, couvertes d'un épais brouillard que ne peut dissiper le soleil, sont échauffées par les vapeurs tièdes de la mer qui les environne. Le Nil, par ses débordements, tempère la sécheresse de l'Egypte; l'Euphrate fertilise la Mésopotamie; l'Indus arrose les plaines de l'Orient, et l'on dit même qu'il les ensemence. Lorsque vous entrez dans une maison, et que vous en voyez toutes les pièces parfaitement disposées et magnifiquement décorées, ne pensez-vous pas qu'un maître, supérieur à toutes ces choses, préside à leur ordonnance? Ainsi, et à plus forte raison, quand vous considérez le ciel et la terre, et que vous êtes frappé de cet ordre admirable qui règne dans la nature entière, n'est-ce pas une nécessité de convenir qu'il existe un esprit supérieur qui en est le créateur et le maître? Mais, sans avoir aucun doute sur la Providence, peut-être pensez-vous qu'il faille s'enquérir si le royaume du ciel est gouverné par un seul être ou par plusieurs? Il ne sera pas difficile de résoudre cette question, si l'on considère que tous les empires de la terre ont leur modèle dans le ciel. Jamais le partage d'un trône a-t-il commencé de bonne foi, ou fini sans quelque scène sanglante? Je ne vous parlerai ni des Perses, à qui le hennissement d'un cheval a donné un roi, ni de l'histoire fabuleuse des deux frères thébains; mais je vous rappellerai la querelle si connue de deux jumeaux, qui se disputaient à qui régnerait sur une troupe de bergers et sur des cabanes, les guerres d'un gendre et d'un beau-père qui ont troublé l'univers entier; car la fortune d'un si vaste empire ne put suffire à deux hommes. Voyez les animaux: les abeilles n'ont qu'un seul roi, les troupeaux n'obéissent qu'à un seul conducteur: et vous voulez que dans le ciel la souveraineté puisse être divisée, et que la puissance absolue de ce divin et véritable empire puisse être partagée? N'est-il pas hors de doute que Dieu, l'auteur de toutes choses, n'a ni commencement ni fin; que celui qui a donné l'être à tout ce qui existe s'est donné l'éternité; qu'avant d'avoir créé le monde, il était un monde à lui-même; que tout a été fait par sa parole, disposé par sa sagesse, consommé par sa puissance? On ne peut le voir, parce qu'il est plus éclatant que la lumière; le toucher, parce qu'il est plus subtil que le tact; le comprendre, parce qu'il est au-dessus des sens. Il est immense, infini, connu seulement de lui-même: notre esprit est trop borné pour le concevoir. C'est pourquoi nous avons une idée digne de lui, lorsque nous disons qu'il est au-dessus de toutes nos idées. Exprimerai-je ce que je pense? s'imaginer connaître sa grandeur, c'est la diminuer; se persuader qu'on ne la diminue point, c'est ne pas la connaître. Ne cherchez point de nom à Dieu, son nom est Dieu. On a besoin de noms pour distinguer chaque particulier dans une multitude: le nom de Dieu suffit à celui qui est seul Dieu. Si je l'appelais père, vous penseriez qu'il est terrestre; roi, vous le soupçonneriez charnel; maître, vous le concevriez mortel. Supprimons tout ce que nous avons ajouté à l'idée simple de Dieu, il restera tel qu'il est. Mais quoi! n'avons-nous pas pour nous le consentement de tous les hommes? Lorsque le peuple lève les mains au ciel, c'est Dieu seul qu'il invoque; il s'écrie: Grand Dieu! vrai Dieu! plaise à Dieu! Ce langage naturel au vulgaire n'est-il pas la confession du chrétien? ceux mêmes qui veulent que Jupiter soit maître souverain ne se trompent que pour le nom, car ils reconnaissent l'unité de sa puissance.

19. Ecoutons aussi les poètes: ils ne célèbrent qu'un seul père des dieux et des hommes, et disent que les pensées des hommes sont telles qu'il lui plaît chaque jour. Virgile ne s'exprime-t-il pas encore d'une manière plus claire et plus vraie quand il dit :

C'est cet esprit divin, cette âme universelle,

Qui d'un souffle de vie animant tous les corps,

De ce vaste univers fait mouvoir les ressorts;

Qui remplit, qui nourrit de sa flamme féconde

Tout ce qui croît dans l'air, sur la terre et dans l'ombre.

Et ailleurs il donne le nom de Dieu à cette âme universelle:

Dieu, dit-il, remplit tout, le ciel, la terre et l'onde:

Il circule partout, et son âme féconde

A tous les animaux prête un souffle léger.

 

Dieu, suivant nous, est-il autre chose qu'une âme, un esprit, une intelligence? Passons en revue, si vous le voulez, la doctrine des philosophes, et vous verrez qu'ils sont tous du même avis, malgré la diversité de leur langage. Je laisse les plus anciens, quoiqu'ils aient mérité le nom de sages par leurs belles sentences. Je commencerai par Thalès de Milet, non seulement le premier des philosophes, mais encore le premier qui ait disputé sur les matières célestes: il dit que l'eau est le principe de toutes choses, et que Dieu est cette intelligence qui a tout formé de l'eau, mais qu'il n'est pas donné à l'homme de concevoir de quelle manière l'eau et l'esprit ont pu agir ensemble quoique la connaissance de cette action lui vienne de Dieu. Vous remarquerez que l'opinion du premier des philosophes ne diffère pas de la nôtre. Anaximène ensuite, et, après lui, Diogène d'Apollonie, prétendent que l'air est Dieu, qu'il est immense et infini: l'un et l'autre ont la même idée que nous de la divinité. Anaxagore pense que Dieu est un esprit infini auquel on doit le système et l'arrangement de l'univers. Pythagore croit que Dieu est une âme répandue et agissante dans tous les corps, et que les animaux en sont émanés. Xénophane veut que Dieu soit un tout infini, et il y ajoute une intelligence. Antisthène dit qu'il y a plusieurs dieux révérés parmi les nations, mais qu'un seul est naturel. Speusippe soutient que Dieu est une certaine force vitale qui gouverne tout. Démocrite lui-même, quoiqu'il soit l'inventeur des atomes, n'appelle-t-il pas Dieu la nature qui fournit, qui envoie les images des objets qui nous frappent et les idées dont elles nous remplissent l'esprit? Suivant Strabon, il n'y a point d'autre Dieu que la nature. Epicure, qui fait les dieux oisifs ou plutôt les anéantit, met cependant la nature au-dessus de tout. Aristote n'a jamais eu d'opinion bien fixe: il admet, à la vérité, une puissance unique; mais il veut, tantôt que toute la divinité réside dans l'intelligence, tantôt que le monde soit Dieu; tantôt il reconnaît un être, qui est au-dessus du monde. Héraclide de Pont, quoiqu'il varie dans ses expressions, donne pourtant à Dieu une intelligence divine. Théophraste, Zénon, Chrysippe et Cléanthe ne se sont pas toujours expliqués d'une manière uniforme, mais ils s'accordent tous pour reconnaître l'unité d'une Providence. Et en effet Cléanthe fait Dieu tantôt l'esprit, tantôt l'intelligence, quelquefois l'air qui nous environne, et le plus souvent la raison elle-même. Zénon, son maître, fait de la loi naturelle et divine le principe de tous les êtres: ailleurs, il trouve ce principe dans l'éther ou bien dans une raison universelle; et quand il enseigne que Junon est l'air, Jupiter le ciel, Neptune la mer, Vulcain le feu, et ainsi des autres dieux du vulgaire, qu'il prétend être des éléments, il sape toutes les notions établies touchant les dieux. Chrysippe est presque du même avis: il croit que la divinité consiste dans la raison, dans l'âme et l'intelligence de toute la nature; que Dieu c'est le monde lui-même, ou bien l'inévitable destin, et il imite Zénon dans l'interprétation des fables d'Hésiode, d'Homère et d'Orphée. Diogène de Babylone adopte le même système quand il explique l'enfantement de Jupiter et la naissance de Minerve, et quand il ajoute que ces actions sont plutôt le nom qu'il faut donner aux effets ordinaires de la nature qu'aux dieux mêmes. Xénophon, disciple de Socrate, dit qu'on ne saurait concevoir la nature du vrai Dieu, et que par conséquent l'on ne doit point la chercher. Ariston de Chios soutient aussi qu'elle est tout à fait inintelligible. Ils ont tous deux senti la majesté de Dieu en désespérant de la concevoir. Platon parle plus clairement de Dieu, de son essence et de ses attributs: ses discours nous paraîtraient divins, s'il n'y avait pas mêlé quelques opinions populaires. Il dit, dans son Timée, que Dieu est par son nom même le père du monde, le créateur de l'âme, l'auteur du ciel et de la terre; il dit encore qu'il est difficile de le connaître à cause de l'immensité de sa puissance, et que, lors même qu'on l'aurait connu, il serait impossible de le révéler aux hommes. Nous disons presque la même chose; car nous ne connaissons qu'un seul Dieu, que nous appelons le créateur de tout ce qui existe, et nous n'en parlons pas en public, à moins que nous n'y soyons forcés.

20. J'ai exposé les opinions de presque tous les philosophes, dont la plus grande gloire est d'avoir reconnu un seul Dieu, quoique sous des noms divers; en sorte que l'on croirait que les chrétiens sont autant de philosophes, ou que les philosophes ont été autant de chrétiens. Si j'ai prouvé que le monde est gouverné par une Providence, et que tout obéit à un seul Dieu, nous ne devons donc pas nous laisser entraîner par ces fables qui ont charmé et captivé nos pères, fables enfantées par l'erreur, réfutées par les sages de tous les siècles, condamnées par la raison, et qui n'ont d'autre fondement que leur ancienneté. Nos aïeux ont été si faibles, qu'ils ont cru les choses les plus absurdes, telles qu'une Scylla qui avait plusieurs corps, une Chimère qui réunissait en elle différentes formes, une Hydre qui renaissait de ses blessures, des Centaures, hommes et chevaux tout ensemble: leur crédulité adoptait également toutes les fictions de la renommée. Que vous dirai-je de ces contes de bonnes femmes, de ces métamorphoses d'hommes en oiseaux, de bêtes en hommes, d'hommes en arbres et en fleurs? métamorphoses qui se feraient encore si elles avaient jamais été faites, et qui ne l'ont point été, puisqu'elles ne sont pas possibles. Nos ancêtres, imprudents et crédules, ont adopté des dieux avec une grossière simplicité; car, en rendant un hommage religieux à leurs rois, en désirant les contempler dans des images après leur mort, et conserver leur mémoire dans des statues, ils ont fini par convertir en culte ce qui n'avait été pour eux qu'un sujet de consolation. Avant que le monde fût ouvert au commerce, et que les peuples eussent mélangé leurs rites et leurs moeurs, chaque nation vénérait comme un citoyen dont le souvenir lui était cher, son fondateur, un guerrier illustre, la reine que sa chasteté et sa valeur avaient élevée au-dessus de son sexe, l'inventeur d'un art, ou l'auteur de quelque bienfait. C'est ainsi qu'en récompensant les morts on laissait un exemple à la postérité.

21. Lisez les historiens et surtout les philosophes, et vous reconnaîtrez avec moi cette vérité. Suivant Evhémère, c'est à leurs vertus et à leur bienfaisance que les dieux sont redevables de leur divinité. Cet auteur indique leurs jours de naissance, leur patrie, leurs tombeaux, les emplois qu'ils exercèrent. Il dit que Jupiter naquit en Crète, Apollon à Delphes, Isis à Pharos, Cérès à Eleusis. Ceux que l'on mit au rang des dieux furent, selon Prodicus, des hommes qui, en parcourant le monde, se rendirent utiles à la société par quelques découvertes relatives à l'agriculture. Perseus est du même avis, et ajoute que l'on appela du même nom les fruits et ceux auxquels on en était redevable, comme a fait Térence quand il dit : Vénus languit sans Bacchus et Cérès.

 Alexandre le Grand, roi de Macédoine, dans une lettre remarquable qu'il écrivit à Olympias, sa mère, lui manda qu'un prêtre égyptien, redoutant sa puissance, lui avait dévoilé le mystère des hommes-dieux. Il nous y apprend que Vulcain fut le premier homme déifié, et que la famille de Jupiter n'obtint qu'ensuite cet honneur. Voyez le sistre d'Isis changé en hirondelle; jetez les yeux sur le tombeau vide de votre Sérapis ou Osiris, dont les membres furent dispersés ça et là; considérez enfin vos sacrifices et vos mystères, vous y apprendrez les disgrâces, la fin tragique, les funérailles, les plaintes et les gémissements de ces dieux infortunés. Isis a perdu son fils, elle le pleure, et le cherche accompagnée de son Cynocéphale et de ses prêtres chauves qui, dans leur tristesse, se frappent la poitrine, et imitent la douleur d'une mère inconsolable. Bientôt Isis se réjouit, parce que son fils est retrouvé; les prêtres s'en réjouissent aussi, et le Cynocéphale qui l'a trouvé en est tout glorieux. Ainsi, ils ne cessent tous les ans de perdre ce qu'ils trouvent, et de trouver ce qu'ils perdent. N'est-il pas ridicule de pleurer ce qu'on adore, ou d'adorer ce qu'on pleure? Ce qui se pratiquait autrefois en Egypte se pratique maintenant à Rome: Cérès, inquiète et désolée, un flambeau à la main, et entourée de serpents, cherche sa fille qu'on lui a ravie, et qui a été déshonorée: voilà les mystères d'Eleusis. Ceux de Jupiter ne sont pas moins ridicules: une chèvre est sa nourrice, on le soustrait à son père qui veut le dévorer, et les cymbales des Corybantes retentissent pour que le père n'entende pas les vagissements de son enfant. J'ai honte de parler des mystères de Cybèle, qui, ne pouvant se faire aimer d'Athys, parce qu'elle était vieille et difforme, et en effet elle était déjà la mère de plusieurs dieux, le mutila, afin d'en faire un dieu eunuque. C'est à cause de cette fable que les prêtres de cette déesse l'adorent en se mutilant. Ce ne sont point là des sacrifices, mais des supplices. Que dirai-je de la forme et de la figure de vos dieux? N'offrent-elles pas l'assemblage du ridicule et de l'ignominie? Vulcain est boiteux; Apollon, après tant de siècles, est imberbe; Esculape a une longue barbe, quoique fils d'Apollon qui n'en a point; Neptune a des yeux d'azur, Minerve les a bleus; Junon en a qui ressemblent à ceux d'un boeuf; Mercure a des ailes aux talons; Pan, des pieds de bouc; Saturne, des fers aux pieds; Janus a deux visages, comme s'il voulait marcher à reculons; Diane la chasseresse a une robe retroussée; Diane d'Ephèse a une infinité de mamelles; Diane Trivia, trois têtes et plusieurs mains qui la rendent monstrueuse. Que dirai-je de votre Jupiter lui-même? tantôt il est sans barbe, tantôt il est barbu: s'appelle-t-il Hammon? il a des cornes; Capitolin ? il tient des foudres; Latiaris? il est couvert de sang; Feretrius? on ne l'aborde pas sans dépouilles opimes: enfin, pour ne pas énumérer toutes ces sortes de Jupiter, contentons-nous de dire que les bizarreries et les monstruosités qu'on lui attribue, sont aussi diversifiées que les noms qu'on lui donne. Erigone se pend pour être une vierge étincelante parmi les astres; Castor et Pollux, afin de vivre, meurent tour à tour; Esculape est renversé par la foudre et se relève dieu; Hercule, pour cesser d'être homme, est consumé dans les flammes du mont Oeta.

22. Nous apprenons de nos pères ignorants ces fables et ces erreurs; et, ce qui est plus déplorable encore, nous employons notre esprit et nos soins à les étudier, et surtout à graver dans notre mémoire les vers des poètes, qui ont nui à la vérité plus qu'on ne saurait dire, par l'autorité qu'ils se sont acquise. C'est pourquoi Platon avait raison, à mon avis, lorsqu'il voulait que l'on bannit Homère de sa république imaginaire, toutefois après l'avoir loué et couronné. Homère est, en effet, le premier qui, dans sa guerre de Troie, ait associé vos dieux aux actions des hommes. Il les divise en deux partis, et les fait combattre comme des gladiateurs. Il blesse Vénus à la main, charge Mars de fers, le perce de traits et le met en fuite. Il raconte que Jupiter, sur le point d'être garrotté par les autres dieux, fut délivré par Briarée, et qu'il pleura en pluie de sang Sarpédon, son fils, parce qu'il put l'arracher à la mort; il raconte encore que ce dieu, séduit par la ceinture de Vénus, eut avec Junon, son épouse, plus de plaisir qu'il n'en avait jamais éprouvé avec aucune de ses amantes. Chez un autre poète, Hercule nettoie des étables, Apollon fait paître les troupeaux d'Admète, Neptune bâtit des murailles pour Laomédon, et ce malheureux maçon est frustré du salaire de son travail. Ailleurs on forge sur la même enclume les foudres de Jupiter et les armes d'Enée, comme si le ciel, la foudre et les éclairs n'existaient pas longtemps avant que Jupiter eût pris naissance dans la Crète, et comme s'il eût été possible à un cyclope de les imiter et à Jupiter de ne pas les craindre. Que dirai-je de Mars et de Vénus surpris en adultère, de Jupiter et de Ganymède, dont les amours sont consacrées dans le ciel? Toutes ces fables ont sans doute été inventées pour autoriser les vices des hommes. C'est par ces fictions et ces agréables mensonges que l'on corrompt l'esprit des enfants. Tout ce qui s'y imprime à cet âge laisse des traces que le temps ne peut effacer; ils croissent avec l'erreur, sans pouvoir découvrir la vérité que rencontrent aisément ceux qui la cherchent. Selon tous les anciens écrivains de la Grèce et de Rome, Saturne, père de cet essaim de dieux, fut un homme: ainsi l'attestent Népos et Cassius, ainsi en parlent Thallus et Diodore. Ce Saturne donc, pour se dérober à la poursuite de son fils furieux, s'exila de la Crète et vint se réfugier en Italie, où Janus lui donna l'hospitalité; et comme il avait rapporté de Crète quelques légères connaissances, il enseigna aux peuples de ces contrées à former des lettres, à battre la monnaie et à fabriquer divers instruments. Il voulut que le pays où il s'était caché, et qui avait été pour lui un asile assuré, portât le nom de Latium. La ville qu'il fit bâtir fut appelée Saturnia, et la montagne où Janus habitait, Janicule: c'est ainsi que leur mémoire a passé à la postérité. Saturne est donc un homme qui fuit, un homme qui se cache; c'est le père d'un homme, c'est le fils d'un homme. Si les habitants de l'Italie l'appellent le fils du ciel et de la terre, c'est parce que ses parents leur étaient inconnus; et aujourd'hui même ne disons-nous pas de ceux qui se montrent inopinément à nous, qu'ils sont tombés du ciel, et de ceux dont l'origine est ignoble, qu'ils sont sortis de la terre? Quant à Jupiter, il régna en Crète après l'exil de son père; il y eut des enfants, il y mourut: on voit encore l'antre de Jupiter, on montre son tombeau, et son propre culte témoigne qu'il fut homme.

23. Il serait superflu de faire le dénombrement et la généalogie de tous les dieux; il me suffit d'avoir établi que leurs premiers parents étaient hommes, pour que je sois dispensé de prouver que leurs descendants l'étaient aussi. À moins peut-être que vous ne vouliez en faire des dieux après leur mort: Romulus, en ce cas, doit sa divinité au faux serment de Proculus, Juba n'est dieu que parce que les Maures l'ont voulu, et ainsi de tous les autres rois déifiés, dont l'apothéose est moins un témoignage de divinité qu'un dernier honneur rendu à leur autorité passée. C'est bien sûrement contre leur gré qu'on les place au ciel: ils aimeraient mieux toujours rester hommes; ils redoutent de devenir dieux, et ne le veulent pas même à l'âge le plus caduc. On ne peut donc faire un dieu d'un être mort, parce qu'un dieu ne meurt point; et on ne peut faire un dieu d'un être qui a pris naissance, parce que tout ce qui naît est sujet à la mort: or ce qui est dieu n'a ni commencement ni fin. Je le demande, si jadis il est né des dieux, pourquoi n'en naît-il plus aujourd'hui? Jupiter serait-il trop vieux, et Junon serait-elle devenue stérile? Minerve a-t-elle pris des cheveux blancs sans devenir mère, ou plutôt les uns et les autres n'ont-ils cessé de procréer des enfants que depuis qu'on n'ajoute plus aucune foi à des fables de cette nature? Certes, si les dieux pouvaient se reproduire, ils feraient sans cesse des immortels, et nous aurions déjà plus de dieux qu'il n'y a eu d'hommes, tellement que le ciel, l'air et la terre ne pourraient les contenir. Il est donc évident que tous ces dieux, dont nous connaissons la naissance et la mort, n'ont été que des hommes. Peut-on douter que le vulgaire ne les invoque et ne les adore que parce qu'il est séduit par la beauté des simulacres qui leur sont consacrés, et sottement ébloui par l'éclat de l'or, de l'argent et de l'ivoire dont ils sont décorés? Quiconque voudra examiner de quelle manière se font ces simulacres, aura bientôt honte de craindre une matière dont la main de l'ouvrier a fait un dieu en se jouant. Et en effet ce dieu de bois, qui est peut-être le reste d'un bûcher ou d'un gibet, est dressé, taillé, scié et raboté; ce dieu de métal, fait peut-être de quelque vase immonde, comme le pratiqua jadis un roi d'Egypte, est forgé, frappé à coups de marteau, et reçoit sa figure sur des enclumes. Est-il de pierre? il est taillé, sculpté et poli quelquefois par un homme souillé de vices. Le dieu cependant n'est sensible ni à l'injure qu'il reçoit en naissant, ni aux témoignages de vénération que vous lui donnez dans la suite; mais peut-être n'était-il pas encore dieu tandis que son simulacre n'était qu'un bloc de marbre, une pièce de bois ou un lingot d'argent; quand devient-il donc dieu? on le fond, on le taille, on le sculpte, ce n'est pas encore un dieu; on le soude, on le dresse, on le met sur un piédestal, ce n'est pas encore un dieu; enfin on l'orne, on le consacre, on le prie: pour le coup le voilà dieu, puisque l'homme l'a voulu et l'a dédié.

24. Les animaux muets ne jugent-ils pas mieux que vous de vos dieux? Les rats, les hirondelles et les milans savent qu'ils sont privés de sentiment; car ils les rongent, les foulent aux pieds, se perchent sur leurs têtes; et si vous ne les chassiez, ils feraient leurs nids jusque dans la bouche de votre dieu: les araignées font leur toile sur son visage, et suspendent leurs fils à sa tête. Vous essuyez, vous nettoyez et frottez ces dieux, et vous les protégez et les redoutez, quoique vous les ayez faits: et tout cela, parce qu'aucun de vous ne pense que l'on doit connaître Dieu avant de l'adorer; parce que, suivant en aveugles l'exemple de vos pères, vous aimez mieux adopter l'erreur commune, que vous en rapporter à votre propre conscience; enfin, parce que vous n'avez pas la moindre notion de ce qui fait l'objet de votre crainte. Ainsi, en consacrant des dieux d'or et d'argent, on a consacré l'avarice; ainsi on a sacrifié à de vaines figures; ainsi est née la superstition romaine. Si vous passez vos rites en revue, qu'ils vous offrent de choses ridicules et souvent dignes de pitié quelques uns de vos prêtres marchent tout nus au plus fort de l'hiver; d'autres, la tête couverte d'un bonnet, portent de vieux boucliers et se font des incisions; d'autres promènent de quartiers en quartiers des dieux qui demandent l'aumône. Vous avez des temples où l'on ne peut entrer qu'une fois par an; d'autres où ce serait un crime de pénétrer; il y en a dont l'entrée est interdite aux hommes; d'autres qui sont fermés aux femmes. Vous avez des cérémonies où un esclave ne peut assister sans une profanation qu'il faut expier: certaines idoles ne peuvent être couronnées que par la femme qui n'a eu qu'un mari; d'autres ne peuvent l'être que par celle qui en a eu plusieurs; et l'on recherche avec une grande dévotion celle qui peut compter le plus d'adultères. Que dirai-je de ceux qui font des libations de leur propre sang, et qui supplient les dieux en se couvrant de stigmates? Ne vaudrait-il pas mieux qu'ils fussent sans religion que d'en avoir une semblable? Ceux qui se privent des parties de la génération n'offensent-ils pas leurs dieux en croyant les honorer? car si Dieu eût voulu être servi par des eunuques, il pourrait en créer pour nous dispenser d'en faire. Peut-on ne pas voir que ce sont des esprits malades qui se livrent à ces extravagances, et que la foule de ceux qui en sont atteints se prête un mutuel appui? Le grand nombre de ces insensés est la seule excuse dont ils puissent se servir pour couvrir leur folie.

25. Et c'est à de telles superstitions que l'empire romain est redevable de sa grandeur! et les Romains, dites-vous, se sont acquis plus de gloire par leur piété et leur religion que par leur valeur! Oui, sans doute, les Romains nous ont donné de grandes preuves de leur équité à la naissance de leur empire! Qu'était Rome dans son berceau? une poignée de brigands que leurs forfaits avaient réunis, et qui, forts de la terreur qu'inspirait leur férocité, s'accroissaient chaque jour. Une première populace une fois rassemblée dans ce repaire, on y vit accourir des voleurs, des traîtres, des assassins, des scélérats de toute espèce; et afin que Romulus, qui était leur chef, l'emportât sur eux en cruauté, il massacra son frère: voilà sous quels auspices a commencé cette ville religieuse. Bientôt, chose inouïe! ils enlèvent et déshonorent les filles de leurs voisins déjà fiancées ou promises, et dont même quelques-unes étaient épouses et mères: bientôt la guerre s'allume entre eux et les pères de ces filles, dont ils ont fait leurs femmes, et le sang des deux peuples inonde le champ de bataille. Quoi de plus atroce et de plus impie? trouver une plus grande assurance dans le crime? s'emparer du pays de ses voisins, détruire leurs villes, leurs temples, leurs autels, remplir Rome de captifs, s'agrandir par la ruine des étrangers, par le brigandage: telle fut la politique de Romulus et de ses successeurs. Ainsi, tout ce que possèdent les Romains, tout ce qu'ils adorent, est le fruit de l'injustice et de l'audace: leurs temples n'ont été bâtis que du butin fait sur leurs ennemis, c'est-à-dire, du sac des villes, de la dépouille des dieux, du sang des prêtres. N'est-ce pas joindre le mépris à l'insulte que d'adopter les coutumes religieuses de ceux qu'on a vaincus, et d'adorer après la victoire les dieux qu'on a faits prisonniers? adorer ce qu'on a pris à main armée, c'est consacrer le sacrilège, c'est outrager la divinité. Les Romains comptent autant d'impiétés que de triomphes, autant de profanations que de trophées. S'ils sont devenus si puissants, ce n'est pas parce qu'ils ont eu des sentiments religieux, mais parce qu'ils ont été sacrilèges impunément. Et, en effet, comment des dieux contre lesquels ils prenaient les armes, et qu'ils n'adoraient qu'après en avoir triomphé, auraient-ils pu leur être propices? Au reste, de quel secours pouvaient être aux Romains ces dieux qui n'avaient rien pu contre vos armes pour la défense de leurs propres adorateurs. Quant aux dieux qui prirent naissance à Rome, nous les connaissons aussi: ce sont Romulus, Picus, Tibérinus, Consus, Pilumnus et Picumnus; Cloacine, que Tatius inventa, et à laquelle il éleva un temple; la Pâleur et la Crainte, auxquelles Hostilius érigea des autels. Bientôt après, la Fièvre fut déifiée par je ne sais qui, et Rome se trouva sous la protection d'une maladie. On peut sans doute placer encore entre vos dieux et vos maladies deux infâmes prostituées, Acca Larentia et Flora: sont-ce de pareils dieux qui vous ont aidés à vaincre ceux des autres nations? car on ne peut pas présumer que vous ayez été favorisés par le Mars de la Thrace, le Jupiter de Crète, la Junon d'Argos, de Samos ou de Carthage, la Diane de Tauride, la Cybèle de l'Ida, enfin par les divinités, ou plutôt par les monstres de l'Egypte, à moins que tous ces dieux n'aient espéré trouver plus de chasteté parmi vos vierges, plus de sainteté parmi vos prêtres. Mais ne sait-on pas que plusieurs de vos vestales ont été punies pour avoir, à l'insu de Vesta, sans doute, violé le voeu de virginité, et que si toutes ne l'ont pas été, c'est qu'elles furent plus heureuses dans leur libertinage? Dans quels lieux se livre-t-on le plus à la débauche, si ce n'est dans vos temples, au pied de vos autels, où les prêtres font des marchés honteux et trafiquent de l'inceste et de l'adultère? Il se commet plus d'infamies dans leurs cellules que dans les lieux destinés à la prostitution. Mais voyez si, avant vous, Dieu le voulant ainsi, les Assyriens, les Mèdes, les Perses, les Grecs mêmes et les Egyptiens, n'ont pas régné longtemps, sans avoir des pontifes, des arvales, des saliens, des vestales, des augures et des poulets qui, renfermés dans une cage, décident, par leur appétit ou par leur dégoût, du sort de la république.

26. J'arrive maintenant à ces auspices et à ces augures dont vous avez fait un si grand étalage, et que vous vous êtes efforcé de montrer si funestes à ceux qui les négligèrent, et si favorables à ceux qui les observèrent. Clodius, Junius et Flaminius furent cause, dites-vous, de la perte totale des armées, parce qu'ils ne pensèrent pas qu'avant de livrer bataille il fallût attendre que des poulets eussent laissé tomber de leur bec quelques grains parmi ceux qu'on leur présentait Eh quoi! Régulus n'avait-il pas observé les augures, et ne fut-il pas fait prisonnier? Mancinus, non moins religieux, ne passa-t-il point sous le joug? Paul Emile trouva les poulets de bon appétit avant la bataille de Cannes, et n'en périt pas moins avec la plus grande partie de son armée. César, au contraire, quoiqu'il eût méprisé les auspices et les augures, qui s'opposaient à ce qu'il s'embarquât pour l'Afrique avant l'hiver, n'eut-il pas une navigation favorable suivie de la victoire? Que de choses n'aurais-je pas à vous dire des oracles? Amphiaraüs prédit ce qui devait lui arriver après sa mort; mais il ne sut pas prévoir que sa femme le trahirait pour un collier. L'aveugle Tirésias, qui voit l'avenir, ne voit pas le présent. Ennius suppose des réponses faites à Pyrrhus par Apollon Pythien, quoique du temps de Pyrrhus Apollon eût déjà cessé de faire des vers: ce dieu a même renoncé à donner de ces réponses prudemment ambiguës, depuis que les hommes sont devenus plus instruits et moins crédules. Démosthène se plaignait de ce que la Pythie philippisait, parce qu'il savait fort bien que ses réponses lui étaient dictées. Mais les auspices et les oracles ont rencontré quelquefois la vérité: sans recourir au hasard, qui a pu faire que parmi tant de prédictions mensongères quelques unes se soient accomplies, je vais vous montrer la source de l'erreur et vous découvrir l'abîme d'où sont sorties tant de ténèbres. Il existe des esprits pervers et vagabonds, qui ont dégradé leur origine céleste par les passions et les désordres qui souillent la terre: ces esprits, après avoir perdu les avantages de leur nature et s'être plongés dans le vice, tâchent, pour alléger leur infortune, d'y précipiter les autres: comme ils sont corrompus, ils ne cherchent qu'à corrompre, et séparés de Dieu, ils en séparent les autres en introduisant dans la religion des doctrines erronées. Les poètes et les philosophes donnent à ces esprits le nom de démons, et Socrate lui-même disait qu'il avait un démon familier, qui le dirigeait dans toutes ses actions. Les magiciens non seulement connaissent les démons, mais encore ils font par leur entremise tout ce qu'ils opèrent de merveilleux: c'est avec leur secours qu'ils produisent des enchantements, vous font voir ce qui n'est point, et dérobent à votre vue ce qui est. Hostanès, le premier des magiciens en oeuvres et en paroles (11), rend au vrai Dieu l'hommage qui lui est dû, et reconnaît qu'il y a des anges, c'est-à-dire des ministres et envoyés du vrai Dieu, qui se tiennent auprès de lui pour l'adorer, et qui, saisis de crainte à son aspect, tremblent au moindre signe de leur maître. Ce même magicien reconnaît encore que les démons sont des esprits terrestres, vagabonds, ennemis de l'espèce humaine. Que dirai-je de Platon, lui qui croit que Dieu est si difficile à définir, et qui définit sans peine les anges et les démons? Ne fait-il pas tous ses efforts dans son dialogue du Banquet pour déterminer leur nature? Il veut que les démons soient d'une substance moyenne entre celle des dieux et des hommes, c'est-à-dire entre le corps et l'esprit; que cette substance ait été formée par un mélange de matières terrestres et de corpuscules aériens; et il ajoute que les démons excitent en nous les désirs de l'amour, pénètrent dans toutes nos pensées, se glissent dans notre coeur, agitent nos sens, font naître nos affections, allument en nous le feu dévorant des passions.

27. Ces esprits impurs, ou plutôt ces démons, comme l'ont démontré les magiciens, les philosophes et Platon lui-même, se tapissent, dès qu'ils sont consacrés, sous les statues et les images; ils acquièrent, par leur inspiration, une autorité presque semblable à celle d'une divinité qui serait présentée; car ils s'emparent des devins, séjournent dans les temples, font palpiter les entrailles des victimes, dirigent le vol des oiseaux, président au sort, et rendent des oracles embrouillés de faussetés. Et en effet ils trompent et se trompent eux-mêmes; semblables à ceux qui, ne sachant pas bien la vérité, se gardent de dire clairement qu'ils la savent, de peur d'être confondus. Ainsi ils nous tirent du ciel en terre, et de la considération du vrai Dieu à celle de la matière; ils troublent notre vie, ils inquiètent notre sommeil; et, s'insinuant en secret dans nos corps, ces esprits subtils et déliés causent nos maladies, répandent la terreur dans notre âme, et torturent nos membres pour nous forcer à les adorer afin qu'après s'être engraissés de fumigations, de sang répandu et de la graisse des victimes, ceux auxquels ils cessent de nuire leur attribuent leur délivrance. Ce sont ces esprits qui agitent les maniaques que vous voyez courir les rues, et ces devins qui, dans vos temples, se roulent par terre et hurlent comme des bacchantes. Le démon agit dans les uns et dans les autres; seulement le sujet de leur fureur est différent. C'est encore à eux qu'il faut rapporter ce que vous avez dit de Jupiter envoyant un songe à un homme du peuple pour redemander des jeux; ce que vous avez dit de Castor et de Pollux que l'on vit à cheval, et de ce vaisseau qu'une matrone tira avec sa ceinture. Le plus grand nombre d'entre vous sait que les démons se rendent justice à eux-mêmes, toutes les fois que nous les chassons des corps par la force de nos paroles et la ferveur de nos prières. Saturne, Sérapis, Jupiter, et tout ce que vous adorez de démons, vaincus par la douleur avouent ce qu'ils sont, et n'osent pas, même en votre présence, recourir au mensonge pour cacher leur turpitude. Croyez donc qu'ils disent la vérité lorsqu'ils assurent qu'ils sont des démons, puisque c'est contre eux-mêmes qu'ils rendent témoignage, car ils ne peuvent plus rester dans les corps quand on les conjure par le seul et vrai Dieu; ils en sortent aussitôt, ou s'en retirent peu à peu, selon la foi du patient ou la volonté de celui de qui dépend la guérison. Aussi les voit-on fuir l'approche des chrétiens, qu'ils insultaient par votre ministère dans les assemblées publiques, et semer en secret, par la terreur, la haine de notre religion dans les âmes faibles dont ils se sont emparés; car il est naturel de haïr ceux que l'on craint et de chercher à leur nuire: ils s'agitent donc en cent manières, pour que tous les hommes nous aient en horreur avant de nous connaître, de peur que nous ayant connus, ils ne puissent nous condamner et ne cherchent à nous imiter.

28. Combien vous êtes injustes en jugeant de ce qui vous est étranger ou inconnu! Croyez à notre repentir, car autrefois nous avons partagé votre ignorance et votre aveuglement; nous avons eu les mêmes opinions que vous; nous avons cru que les chrétiens adoraient des monstres, dévoraient des enfants, se livraient à l'inceste dans leurs banquets. Nous ne considérions pas qu'on n'avait jamais vérifié de pareilles accusations, et qu'on n'en rapportait aucune preuves qu'il ne s'était encore trouvé personne qui eût fait la moindre révélation, malgré l'impunité promise aux coupables et les récompenses assurées aux délateurs; qu'au contraire il y avait si peu de mal, qu'un chrétien accusé n'avait ni honte ni crainte de s'avouer chrétien, et ne se repentait que de ne pas l'avoir été plus tôt. Et nous qui prenions la défense des incestueux, des sacrilèges, des parricides, nous ne voulions pas même les entendre. Quelquefois, touchés d'une pitié cruelle, nous leur faisions subir la question pour les forcer à se sauver en abjurant leur croyance; et, pervertissant l'usage de la torture, nous nous en servions, non pour leur arracher la vérité, mais pour les contraindre à mentir. S'il s'en trouvait quelqu'un qui fût plus faible, et qui, vaincu par la douleur, niât qu'il fût chrétien, nous le favorisions de tout notre pouvoir, comme si, par cette abjuration, il se fût justifié de tous ses crimes. Vous devez donc être convaincus que nous avons eu les mêmes sentiments que vous, et que nous avons fait tout ce que vous faites aujourd'hui. Cependant, si nous eussions été dirigés par l'impulsion de la raison et non par celle du démon, il eût fallu contraindre les chrétiens, non à confesser qu'ils ne l'étaient pas, mais à avouer leurs incestes, leurs viols, leurs sacrilèges, leurs infanticides. C'est en semant ces bruits calomnieux parmi les ignorants que les démons nous ont rendus l'objet de l'exécration publique. Vains efforts! tous ces fantômes imposteurs que produit une renommée qui se nourrit de mensonges disparaissent en présence de la vérité. Toute l'occupation des démons est donc de répandre de faux bruits et de les entretenir: de là vient cette fable que la tête d'un âne est pour nous une chose sacrée. Qui serait assez insensé pour avoir une pareille divinité, et assez simple pour s'imaginer qu'on pût l'adorer, à moins que ce ne fût vous, qui avez consacré dans les étables tous les ânes avec votre déesse Epone, et qui les dévorez dévotement avec Isis; vous, qui adorez des têtes de boeufs et des têtes de moutons, et qui immolez ces mêmes animaux; vous qui avez des dieux moitié hommes et moitié boucs, et d'autres à visage de chien ou de lion? Ne menez-vous pas paître et n'adorez-vous pas avec les Egyptiens le dieu Apis? N'approuvez-vous pas le culte qu'ils rendent aux serpents, aux crocodiles, aux oiseaux, aux poissons et à tant d'autres brutes? La peine capitale n'atteint-elle pas quiconque aura tué un des animaux divinisés? Ces mêmes Egyptiens, ainsi que la plupart d'entre vous, redoutent autant l'aigreur des oignons que leur Isis, et les flatuosités qui sortent du corps humain ne les font pas moins trembler que leur Sérapis. Celui qui, dans ses récits mensongers, nous accuse d'adorer en la personne de nos prêtres une chose dont la pensée seule nous fait rougir, nous impute des infamies qui lui sont propres. Un culte aussi obscène se pratique sans doute parmi ceux qui, prostituant toutes les parties de leur corps, donnent au libertinage le nom de galanterie, et portent envie à la licence des courtisanes; hommes dont la langue n'est pas pure, lors même qu'elle se tait, et qui éprouvent le dégoût de l'impudicité avant d'en sentir la honte. Les monstres, ô comble de l'horreur! se rendent coupables d'un crime que ne peut souffrir l'enfant de l'âge le plus tendre, et auquel la tyrannie la plus dure ne parviendrait pas à contraindre le dernier des esclaves.

29. Pour nous, il ne nous est pas même permis d'écouter de pareilles turpitudes, et je croirais violer la pudeur si j'employais plus de paroles pour notre défense. Et, certes, nous ne pourrions nous imaginer que les abominations que vous imputez à des gens aussi chastes, aussi retenus que nous, fussent possibles, si nous n'en trouvions des exemples parmi vous. Que vous êtes loin de la vérité lorsque vous nous accusez d'adorer un criminel et sa croix! Pouvez-vous penser qu'un criminel ait mérité d'être cru Dieu, ou qu'un homme terrestre ait pu le devenir? Malheureux est celui qui met son espérance dans un mortel! il perd tout en le perdant. Ce sont les Egyptiens qui rendent un culte à un homme de leur choix, qui le supplient de leur être favorable, qui le consultent dans tout ce qu'ils entreprennent, qui lui immolent des victimes. Et cet homme, qui est un dieu pour les autres, est bon gré malgré, un homme pour lui-même; il ne peut pas tromper sa propre conscience s'il trompe celle d'autrui. On ne se contente pas de donner aux princes et aux rois le nom d'illustres, de grands, comme cela est permis; mais, par une vaine et basse adulation, on les qualifie de dieux: comme si l'honneur ne devait pas suffire à l'homme célèbre, et comme si notre amour ne devait pas être la plus douce récompense de l'homme de bien! Ainsi on invoque leur divinité, on sacrifie à leurs images, on implore leur génie ou plutôt leur démon; et il est moins dangereux pour vous de faire un faux serment par le génie de Jupiter que par celui de l'empereur (15). Nous n'adorons pas la croix, et nous ne désirons pas d'être crucifiés; mais vous, qui consacrez des dieux de bois, peut-être adorez-vous aussi des croix de bois comme faisant partie de vos dieux. Vos étendards, vos drapeaux et les enseignes de vos camps ne sont autre chose que des croix dorées et accompagnées d'ornements. Vos trophées, monuments de vos victoires, imitent non seulement la forme d'une simple croix, mais celle d'un homme crucifié. Sans doute le signe de la croix existe naturellement dans un vaisseau qu'emportent ses voiles enflées par le vent ou qu'entraînent ses rames étendues; ce signe se voit encore lorsqu'on dresse un joug, et lorsque, priant avec ferveur, l'homme lève les mains au ciel. Concluons donc que ce signe est naturel ou bien qu'il entre dans votre religion.

30. J'arrive maintenant au reproche qu'on nous fait d'immoler un enfant dans nos initiations. Pensez-vous que nous soyons assez cruels pour verser et pour boire le sang d'un être aussi faible et qui ne vient que de naître? une telle atrocité ne peut trouver de créance qu'auprès de ceux qui sont capables de la commettre. C'est vous qui exposez vos enfants nouveau-nés aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie; c'est vous qui, devenant parricides avant d'être pères, les étouffez dans le sein de leur mère par des breuvages empoisonnés. Et c'est de vos dieux mêmes que vient cet usage barbare; car Saturne dévorait ses enfants. Aussi c'est pour cette raison que, dans quelques parties de l'Afrique, on lui sacrifiait des enfants qu'on empêchait de crier en les couvrant de baisers et de caresses, afin de ne pas offrir à ce dieu une victime lamentable. On immolait dans la Tauride, et même dans le Pont, les étrangers qui venaient y demander l'hospitalité: Busiris avait introduit cette coutume en Egypte, et les Gaulois, non moins cruels, offraient à Mercure des victimes humaines, ou plutôt inhumaines. Les Romains dans des sacrifices ont enterré vivant un Grec et une Grecque, un Gaulois et une Gauloise. Aujourd'hui même encore, c'est par des homicides que vous adorez Jupiter Latiaris, et, ce qui est digne du fils de Saturne, on le repaît du sang des criminels. C'est sans doute ce dieu qui porta Catilina et ses complices à sceller leur ligue par le sang; c'est sans doute encore à l'exemple de ce dieu que l'on fait des effusions de sang humain en l'honneur de Bellone, et que, dans la médecine, on l'emploie pour guérir de l'épilepsie, remède pire que le mal. Ils ne sont pas moins coupables ceux qui se nourrissent de bêtes sauvages tuées dans l'arène, encore teintées de sang et engraissées de chair humaine. Pour nous, il ne nous est pas permis d'être les spectateurs du meurtre des hommes; le récit même nous en est interdit: nous sommes si éloignés de verser le sang humain, que nous nous abstenons même du sang des animaux dont la chair nous sert d'aliment.

31. Quant au banquet incestueux, ce sont les démons qui ont forgé cette fable grossière, pour ternir, par l'horreur d'une telle infamie, la gloire de notre chasteté, et détourner par là les hommes d'embrasser notre religion. Ainsi ce qu'a dit votre Fronton est plutôt une injure gratuite à la manière des orateurs qu'un témoignage digne de foi: c'est parmi vous, c'est chez les nations idolâtres qu'on se livre à l'inceste. Les Perses ne se font point un crime d'abuser de leurs mères; les Egyptiens et les Athéniens peuvent épouser leurs soeurs: vos histoires et vos tragédies, que vous lisez et que vous entendez avec tant de plaisir, sont remplies d'incestes dont les héros se glorifient; et, puisque vous adorez des dieux incestueux, des dieux qui sont unis à leurs mères, à leurs filles, à leurs soeurs, ne soyons donc pas étonnés s'il se commet autant d'incestes parmi vous. Malheureux que vous êtes! vous pouvez vous rendre coupables, même sans le vouloir: connaissant plusieurs femmes, devenant pères en différents pays, exposant vos enfants et les abandonnant à la pitié publique, n'est-il pas possible qu'il se forme entre vous et vos enfants, et entre vos enfants eux-mêmes, des unions illégitimes? C'est sans la moindre preuve que vous nous accusez d'inceste. Sachez que nous nous attachons plutôt à être chastes qu'à le paraître: nous ne nous engageons qu'une seule fois dans les liens du mariage, et nous nous contentons d'une seule femme pour avoir des enfants; autrement nous n'en connaissons aucune. Non seulement la chasteté, mais la sobriété, président à nos repas: nous ne faisons point d'excès, et une grave modestie tempère notre gaîté. Non moins chastes dans leurs paroles que dans leurs actions, il en est beaucoup parmi nous qui gardent leur virginité toute la vie sans en tirer vanité; enfin nous sommes si éloignés de tout ce qui ressent l'inceste, que plusieurs même rougissent des plaisirs légitimes. Si nous refusons vos honneurs et votre pourpre, on ne doit pas pour cela nous placer aux derniers rangs de la société. Nous ne sommes pas non plus des factieux, puisque c'est l'amour du bien qui nous rassemble, et que, rassemblés, nous sommes aussi paisibles que séparés; et vous ne pouvez blâmer le secret de nos entretiens, si vous avez honte, ou si vous craignez de nous entendre en public. Lorsque notre nombre s'accroît tous les jours, ne dites pas que c'est l'effet de la pente naturelle de l'homme vers l'erreur; ne l'attribuez qu'à la force de la vérité c'est le privilège de la vertu de se conserver ses partisans et de faire chaque jour de nouvelles conquêtes. Ce n'est pas, comme vous le pensez, à des signes extérieurs que nous nous connaissons, mais à des signes plus certains, à l'innocence et à la modestie. Si nous sommes animés d'un mutuel amour, cessez de vous en plaindre, nous ne savons pas haïr; si nous nous appelons frères, n'en soyez point jaloux, n'avons-nous pas le même Dieu pour père? n'avons-nous pas tous la même foi, et ne sommes-nous pas tous héritiers de la même espérance? Pour vous, vous ne pouvez vous reconnaître à aucun signe; vous êtes constamment dévorés de haines mutuelles, et ce n'est que dans le parricide que se manifeste votre fraternité.

32. Pensez-vous que nous cachions l'objet de notre culte, parce que nous n'avons ni autels ni temples ? Quelle image pourrions-nous faire de Dieu, puisqu'aux yeux de la raison l'homme est l'image de Dieu même? quel temple lui élèverai-je, lorsque le monde qu'il a construit ne peut le contenir? comment enfermerai-je la majesté de Dieu dans une maison, quand moi, qui ne suis qu'un homme, je m'y trouverais trop serré? ne vaut-il pas mieux lui dédier un temple dans notre esprit et le consacrer dans le fond de notre coeur? Offrirai-je au Seigneur des victimes qu'il a faites pour mon usage? ne serait-ce pas une ingratitude que de lui rendre ses présents? Une âme droite, une conscience pure, une foi sincère, voilà les seules offrandes qu'il exige de nous. Vivre dans l'innocence, c'est le prier; pratiquer la justice, c'est lui faire des libations; s'abstenir de la fraude, c'est se le rendre propice; sauver un homme dans le danger, c'est lui immoler la plus belle des victimes. Tels sont nos sacrifices, tels sont nos mystères. Ainsi, parmi nous, celui-là est le plus religieux qui est le plus juste. Mais nous ne pouvons, dites-vous, ni voir, ni montrer le Dieu que nous adorons? c'est pour cela même que nous le croyons Dieu, parce que, sans le voir, nous sentons partout sa présence. Sa vertu ne nous est pas invisible; elle se manifeste sans cesse dans ses oeuvres, dans tous les mouvements de la nature, quand le tonnerre gronde, lorsque les éclairs brillent, lorsque le temps est serein. Si vous ne voyez pas Dieu, n'en soyez point étonnés; les vents meuvent et agitent tout, cependant ils nous sont invisibles. Le soleil même, qui éclaire toutes choses, peut-il être envisagé? l'éclat de ses rayons éblouit, et, si l'on s'obstinait à le regarder fixement, on courrait le risque de perdre la vue. Quoi donc! vous pourriez soutenir la splendeur de celui qui a créé le soleil, de celui qui est la source de la lumière, vous que ses éclairs mettent en fuite, et qui vous cachez devant son tonnerre? Vous voulez contempler Dieu avec les yeux du corps, tandis que vous ne pouvez ni voir ni toucher cette âme qui vous fait agir et parler? Mais, dites-vous, Dieu ignore les actions des hommes, et du haut du ciel il ne peut tout voir et tout entendre. Ô homme! quelle est votre erreur! comment Dieu serait-il loin de nous, puisqu'il remplit, par son immensité, le ciel, la terre et toutes les parties de ce vaste univers? non seulement il est près de nous, mais encore il est dans nous. Le soleil, quoique attaché au ciel, est répandu par toute la terre; tout se ressent de sa présence, et sa clarté n'est jamais altérée. À plus forte raison, Dieu, l'auteur de toutes choses, qui voit tout, et pour qui rien ne peut être un secret, pénètre-t-il dans les ténèbres et jusque dans les pensées de l'homme, qui sont elles-mêmes de profondes ténèbres. Nous n'agissons donc pas seulement sous ses yeux, mais, si j'ose le dire, nous vivons en lui.

33. Ne nous prévalons pas de notre grand nombre: il nous semble que nous sommes beaucoup, mais que notre nombre est petit devant Dieu! nous distinguons les pays et les nations: le monde entier n'est devant Dieu qu'une seule famille. Les rois ne voient ce qui se passe dans leurs états que par les yeux de leurs ministres: Dieu n'a pas besoin d'un tel secours; nous vivons non seulement sous ses yeux, mais dans son sein. Mais, ajoutez- vous, de quoi a-t-il servi aux Juifs de n'adorer qu'un seul Dieu et de lui rendre un culte religieux? Vous péchez par ignorance si, oubliant en ne sachant pas l'histoire des premiers temps de ce peuple, vous ne vous arrêtez qu'à ce qui s'est passé dans ces derniers siècles. Les Juifs adoraient notre Dieu, qui est celui de tous les hommes. Tant qu'ils lui sont restés fidèles et qu'ils ont obéi à ses commandements tout leur a prospéré: leur petit nombre se multiplia à l'infini; de pauvres qu'ils étaient, ils devinrent opulents; d'esclaves, souverains: Dieu était à leur tête; les éléments combattaient pour eux; une poignée de Juifs taillait en pièces des légions innombrables; sans arme, ils faisaient reculer leurs ennemis armés; même en fuyant, ils remportaient la victoire. Parcourez leurs historiens, ou ceux des Romains, s'ils ont pour vous plus d'attraits, et, laissant les anciens, lisez ce qu'ont écrit Flavius Josèphe et Antonius Julianus: vous y verrez que la perversité des Juifs a été causé de leur perte, et que tout ce qui leur est arrivé leur avait été prédit longtemps auparavant s'ils persévéraient dans leur désobéissance. Ainsi, quand vous serez convaincu qu'ils ont abandonné Dieu avant que Dieu les eût abandonnés, vous ne direz plus dans vos discours impies qu'ils sont avec leur Dieu les captifs des Romains; mais vous serez forcé de convenir que ce Dieu les a livrés, comme des transfuges de sa loi, à la merci de leurs ennemis.

34. Quant à l'embrasement général qui doit tout à coup consumer le monde, il n'y a que le vulgaire qui puisse le trouver étrange et refuser d'y croire. Quel est le philosophe qui ignore que tout ce qui a eu un commencement doit avoir une fin, que tout ce qui a pris naissance est sujet à la mort, et que le ciel même, avec tous les astres dont il est semé, doit périr un jour? L'opinion constante des stoïciens n'est-elle pas que, la terre ayant, par la suite des temps, perdu toute son humidité, l'univers entier sera dévoré par le feu? Les épicuriens, par les mêmes motifs, croient à la conflagration des éléments et à la fin du monde. Platon soutient que les différentes parties de ce globe éprouvent des révolutions, tantôt par des inondations, tantôt par des embrasements; et, après avoir avancé que le monde est éternel et indissoluble, il ajoute cependant qu'il peut avoir une fin, si son auteur, si Dieu en a la volonté. Et, en effet, il n'est point étonnant que cet univers puisse être détruit par celui qui l'a créé. Vous voyez que vos philosophes disent les mêmes choses que nous, non que nous ayons suivi leurs traces, mais parce qu'ils ont emprunté, dans les livres divins de nos prophètes, des vérités qu'ils ont dénaturées et dont ils ne vous présentent que l'ombre. C'est ainsi que les plus célèbres de vos philosophes, Pythagore le premier, et ensuite Platon, vous ont transmis, en le défigurant, le dogme de la résurrection; car ils prétendent qu'après notre mort nos âmes seules subsistent éternellement, et qu'elles rentrent très souvent dans de nouveaux corps: ils ajoutent encore, pour obscurcir davantage la vérité, que les âmes des hommes passent aussi dans le corps des bêtes: doctrine qui serait mieux placée dans la bouche d'un bouffon que dans celle d'un philosophe. Mais c'est assez pour nous que vos sages soient au fond en quelque sorte d'accord avec nous. Disputer à Dieu, qui a fait l'homme, le pouvoir de lui rendre sa première forme, soutenir qu'après sa mort l'homme rentre dans le néant d'où il était sorti, et vouloir qu'ayant pu naître de rien, il ne puisse de nouveau être créé de rien, ne serait-ce pas le comble de l'extravagance et de la stupidité? n'est-il pas plus difficile de donner l'être à ce qui n'est point que de reproduire ce qui a déjà existé? Croyez-vous que ce qui se dérobe à la faiblesse de notre vue se trouve anéanti pour la divinité? tout corps, soit qu'il se réduise en cendres ou en poussière, soit qu'il s'exhale en vapeurs ou en fumée, est soustrait à nos sens, mais il existe pour Dieu, qui en conserve les éléments. Nous ne redoutons rien, quoi que l'on puisse dire, de la sépulture par le feu; mais nous suivons la meilleure et la plus ancienne coutume, celle d'inhumer les corps. Voyez la nature, qui semble, pour corroborer notre foi, nous offrir partout l'image de la résurrection: le soleil se cache et se lève; les astres disparaissent et reviennent; les fleurs meurent et renaissent; les arbres semblent rajeunir en se couvrant de nouvelles feuilles; les semences se corrompent pour se reproduire: ainsi les corps, pendant le repos qui suit la vie, comme les arbres pendant l'hiver, recèlent, sous les apparences de l'aridité, le principe de leur seconde existence. Puisque vous ne pouvez espérer de voir reverdir les arbres en hiver, il faut aussi attendre le printemps qui rendra à nos corps une nouvelle vie. Je n'ignore pas que la plupart des hommes, sentant bien ce qu'ils méritent, souhaitent plutôt qu'ils ne le croient d'être anéantis après leur mort: ils préfèrent mourir tout entier que de ressusciter pour souffrir: l'impunité durant cette vie et la patience infinie de Dieu, dont les jugements sont d'autant plus justes qu'ils sont plus tardifs, contribuent à les entretenir dans une illusion qui les flatte.

35. Cependant vos savants et vos poètes vous avertissent des supplices éternels qui sont destinés aux méchants, quand ils vous menacent de ce fleuve de feu et de ce marais brûlant du Styx, qui entoure plusieurs fois le Tartare, choses qu'ils ont apprises par les oracles des prophètes ou par la révélation des démons. Voilà pourquoi les poètes font jurer Jupiter par les rires du Styx et par les gouffres ténébreux du Ténare; car, suivant eux, Jupiter redoute lui-même des peines dont les immortels ne sont pas plus exempts que leurs adorateurs. Les supplices de l'enfer n'ont ni mesure ni fin. Le feu, comme s'il était doué d'intelligence, brûle les membres sans les consumer; il les dévore et les alimente en même temps, semblable à la foudre qui atteint les corps et ne les détruit pas, ou aux volcans du Vésuve et de l'Etna, qui, toujours enflammés, ne s'éteignent jamais. Cette flamme vengeresse ne s'entretient pas en détruisant ceux qu'elle brûle; elle se nourrit en quelque sorte des douleurs aiguës qu'elle leur fait éprouver. Il n'y a que des profanes qui puissent douter que Dieu ne punisse justement, comme impies et rebelles, ceux qui refusent de le reconnaître, puisque ce n'est pas un moindre crime d'ignorer que d'offenser le père de tous les hommes et le maître de toutes choses. Quoique l'ignorance de Dieu suffise pour notre peine, de même que sa connaissance sert à notre pardon, cependant, si nous comparons les chrétiens avec vous, bien qu'il y en ait parmi eux quelques-uns qui s'écartent de notre sévère discipline, vous verrez combien nous sommes meilleurs que vous. Vos lois défendent les adultères, mais vous les commettez; pour nous, nous ne naissons hommes que pour nos épouses: vous ne punissez que les actions criminelles; parmi nous la pensée même est un crime: vous redoutez les témoins de vos fautes, et nous notre conscience, qui toujours est avec nous: enfin c'est des vôtres que les prisons regorgent, tandis qu'on n'y voit jamais des chrétiens, à moins que ce ne soit un défenseur de nos vérités ou un apostat.

36. Que personne ne compte sur le destin; que personne non plus ne rejette ses fautes sur le destin. Quels que puissent être les événements, l'esprit reste libre; et c'est l'action de l'homme qui est jugée et non pas sa condition: le destin n'est rien, c'est la volonté de Dieu qui décide de tout, parce que Dieu voit l'avenir comme le présent, et règle les destinées de chacun de nous selon les mérites qu'il a prévus. Ce n'est jamais la naissance qui est punie, c'est la perversité de l'esprit. Mais en voilà assez, quant à présent, sur le destin: nous pourrons en discourir plus amplement une autre fois. Au reste, si nous passons pour être presque tous pauvres, loin d'en rougir, nous en faisons gloire: le luxe énerve le courage, tandis que la frugalité l'affermit. Mais est-il pauvre, celui qui n'a besoin de rien, qui ne convoite pas le bien d'autrui, qui est riche devant Dieu? un homme vraiment pauvre est celui qui, ayant beaucoup, désire encore davantage. Enfin, dirai-je ce qu'il m'en semble? nul n'est redevenu aussi pauvre qu'il l'était lorsqu'il est né. Les oiseaux vivent sans avoir rien en propre, et les troupeaux paissent du jour au jour; toutefois ils ne sont nés que pour nous. C'est posséder véritablement toutes choses que de ne pas les désirer. Comme le voyageur marche plus à son aise lorsqu'il est moins chargé, aussi, dans le voyage de la vie, le pauvre, libre de soins et d'embarras, est plus heureux que le riche accablé du poids de son opulence. Cependant, si nous étions persuadés que les dons de la fortune nous fussent utiles, nous les demanderions à Dieu, qui pourrait nous en accorder ce qu'il lui plairait, puisque tout lui appartient. Mais nous aimons mieux les mépriser que les posséder; nous ambitionnons plutôt la justice; nous demandons plutôt la patience; nous aimons mieux être bons que prodigues. Si nous sommes en proie aux infirmités, aux afflictions auxquelles l'humanité est sujette, ce n'est point une peine pour nous, c'est un combat. Le courage s'augmente dans les souffrances; le malheur est souvent l'école de la vertu: les forces du corps et de l'esprit s'engourdissent dans l'inaction. Si tous ces grands hommes que vous nous donnez pour modèles ont acquis quelque gloire, c'est à l'adversité qu'ils en sont redevables. Gardez-vous bien de penser que Dieu ne puisse ou ne daigne nous secourir, puisqu'il est le maître de l'univers et qu'il aime tendrement les siens; mais il nous épie dans le danger et dans la douleur; il sonde la volonté de l'homme jusqu'au dernier soupir; rien ne peut lui échapper: il nous éprouve par les afflictions et les calamités, comme on éprouve l'or par le feu.

37. Quel plus beau spectacle pour la divinité que de voir un chrétien aux prises avec la douleur, braver les menaces, les supplices et les tourments, l'appareil de la mort et la cruauté des bourreaux, défendre sa liberté contre les princes et les empereurs, céder à Dieu seul, et triompher, en expirant, du juge qui l'a condamné! car c'est être vainqueur que d'obtenir ce qu'on désire. Quel est le soldat qui affronte le danger avec plus d'audace devant son général? nul n'a droit à la couronne avant d'avoir combattu, et cependant le général ne peut donner que ce qui dépend de lui: il ne saurait prolonger la vie, mais il peut honorer le courage. Il n'en est pas ainsi du soldat de Dieu; il n'est point abandonné dans le danger, il triomphe de la mort même: ainsi, le chrétien peut paraître misérable, il ne peut l'être en effet. Vous élevez jusqu'au ciel les victimes du malheur, telles qu'un Mucius Scevola qui, pour avoir voulu tuer un roi, eût été mis à mort s'il n'eût lui-même livré sa main au feu. Combien n'en a-t-on pas vu parmi nous qui, sans pousser un seul cri, ont présenté aux flammes, non seulement leur main, mais leur corps tout entier, lorsque d'un seul mot ils pouvaient se sauver! Mais j'ai tort de comparer des hommes avec un Scevola, un Aquilius, un Régulus; nos enfants, nos femmes mêmes ne bravent-ils pas, avec une constance qui ne peut venir que du ciel, les croix et les tortures, les bêtes féroces et tout ce que les supplices ont de plus effrayant? Insensés! vous ne comprenez donc pas qu'il n'est personne qui veuille souffrir sans raison, ou qui puisse supporter ces tourments sans le secours de la divinité. Mais peut-être ce qui vous entretient dans l'illusion, c'est de voir ceux qui méconnaissent Dieu nager dans l'opulence, vivre comblés d'honneurs et de dignités. Malheureux! ils ne se sont élevés si haut que pour tomber avec plus de force: ce sont des victimes qu'on engraisse et qu'on couronne pour le sacrifice. Mais, loin de penser à cette affreuse catastrophe, ils semblent n'être parvenus au faîte des grandeurs que pour abuser de la licence qu'elles donnent, et assouvir leurs passions. Toutefois, sans la connaissance de Dieu, peut-il exister un solide bonheur? La mort vient, et, semblable à un songe, cette vaine ombre de félicité terrestre s'évanouit avant qu'on ait pu la saisir. Vous êtes roi? n'importe; vous n'aurez pas moins de crainte que vous en inspirez, et, quelque nombreuse que soit votre suite, vous vous trouverez seul dans le danger. Vous êtes riche? Méfiez-vous de la fortune, et souvenez-vous que de si grands préparatifs pour le court trajet de la vie sont moins un secours qu'un embarras. Vous êtes fier de votre pompe et de vos faisceaux? orgueil insensé! tous ces ornements brillent d'un vain éclat, si votre âme est souillée. Vous êtes glorieux de votre noblesse? vous vantez vos ancêtres? cependant nous naissons tous égaux; c'est par la vertu seule que nous différons. C'est donc avec raison que les chrétiens, qui ne tirent vanité que de leur vie, que de leurs moeurs, s'abstiennent de vos plaisirs, de vos pompes et de vos spectacles, dont ils connaissent l'origine superstitieuse, et dont ils condamnent les attraits corrupteurs. Peut-on voir sans indignation, dans vos jeux du cirque, toutes les rixes occasionnées par l'affluence extraordinaire d'une populace en démence? Vos combats de gladiateurs ne sont-ils pas l'école de l'homicide? Une licence non moins effrénée et une obscénité encore plus révoltante ne règnent-elles pas sur vos théâtres? Tantôt un mime y représente ou peint des adultères, tantôt un histrion efféminé, en exprimant l'amour, l'insinue dans votre coeur. On y déshonore vos dieux en leur prêtant les passions des hommes; on vous arrache des larmes par de vains gestes et de feintes douleurs. Ainsi vous provoquez dans l'arène des homicides réels, et vous en pleurez de supposés au théâtre.

38. A l'égard de notre mépris pour les restes de vos sacrifices et le vin dont vous avez fait des libations, ce mépris n'est pas, comme vous le pensez, une preuve de notre crainte, mais un témoignage de notre liberté. En effet, quoique tout ce que la nature a fait naître soit un présent de la divinité, et ne puisse être souillé par aucun usage, nous nous abstenons de ces oblations profanes, afin qu'on ne s'imagine pas que nous n'osons résister aux démons auxquels vous les aviez consacrées, ou que nous avons honte de notre religion. Peut-on nous accuser de mépriser les fleurs que nous prodigue le printemps, nous qui cueillons les roses, les lis et toutes les autres fleurs, qui nous flattent autant par leurs couleurs que par leurs parfums? Tantôt nous les semons au hasard sous nos pas, tantôt nous en formons des guirlandes pour mettre autour de notre cou; mais, si nous n'en couronnons pas notre tête, excusez-nous: notre odorat n'est point dans nos cheveux. Nous ne mettons point de couronnes sur les morts, et nous avons lieu de nous étonner du reproche que vous nous en faites: à quoi leur serviraient les fleurs s'ils n'ont point de sentiment, et s'ils en ont, pourquoi les livrez-vous aux flammes? Et, d'ailleurs, qu'ils soient heureux ou malheureux, les fleurs leur sont également inutiles. Nos funérailles se font avec la même simplicité qui nous a distingués durant la vie. Nous ne couronnons pas les morts de fleurs qui sont bientôt fanées, mais nous attendons de Dieu même une couronne incorruptible. Modestes, sans inquiétude, et pleins de confiance dans la miséricorde divine, nous sommes animés par l'espérance de la félicité future que Dieu nous a promise; nous avons la certitude que nous ressusciterons heureux, et nous vivons dans la contemplation de l'avenir. Que Socrate, ce bouffon d'Athènes, glorieux du témoignage d'un oracle menteur, confesse qu'il ne sait rien; qu'Arcésilas, Carnéade, Pyrrhon et toute la secte académique délibèrent encore; que Simonide demande sans cesse de nouveaux délais pour répondre: quant à nous, nous méprisons le vain orgueil de ces philosophes que nous connaissons pour des tyrans, des corrupteurs, des adultères toujours fort éloquents contre leurs propres vices. Notre sagesse ne se reconnaît pas à nos habits, elle est dans notre coeur; nous ne disons pas, mais nous faisons de grandes choses; nous nous glorifions sans doute d'avoir trouvé ce que vos philosophes ont cherché avec de si grands efforts, sans pouvoir jamais le rencontrer. Pourquoi serions-nous des ingrats? que pourrions-nous désirer de plus, si le vrai Dieu s'est mieux fait connaître à nous? Jouissons de ce bienfait: que la raison soit notre guide, que la superstition soit réprimée, l'impiété confondue, et que la véritable religion triomphe toute seule !

39. Lorsque Octavius eut cessé de parler, Cécilius et moi nous demeurâmes tellement étonnés, que nous nous regardions sans pouvoir proférer une parole. Pour moi, je ne cessais d'admirer qu'il eût prouvé par la raison, l'autorité et les exemples, ce qu'il est plus aisé de sentir que d'exprimer; qu'il eut vaincu les méchants avec leurs propres armes, c'est-à-dire avec celles des philosophes; enfin qu'il eût montré qu'il était aussi avantageux que facile de découvrir la vérité.

40. Tandis que ces pensées m'occupaient tout entier, Cécilus s'écria: Je félicite de tout mon coeur mon cher Octavius, mais je me félicite surtout moi-même. Je n'attendrai pas la décision du juge; nous avons vaincu l'un et l'autre: car j'ose aussi m'attribuer l'honneur de la victoire. En effet, si Octavius est mon vainqueur, moi, je le suis de l'erreur. Je reste entièrement d'accord de tout ce qui regarde le fond de la question; je reconnais une Providence, je crois à un seul Dieu, et je suis persuadé de la vérité de votre religion, qui, dès à présent, est la mienne. Il me reste toutefois quelques difficultés particulières, qui ne m'empêchent pas d'ouvrir les yeux à la vérité, mais qu'il importe d'éclaircir, pour que je sois parfaitement instruit: je vous les proposerai demain, car le soleil est sur le point de disparaître.

41. Quant à moi, dis-je alors, je me félicite aussi pour chacun de nous du triomphe d'Octavius : il me dispense de prononcer entre vous deux, et je m'abstiens de le louer, car il est trop au-dessus des éloges d'un homme. C'est Dieu qui lui a inspiré le discours que nous venons d'entendre, et qui, en lui donnant la victoire, lui a accordé la plus belle récompense. Nous nous retirâmes tous pleins de joie, Cécilius d'avoir cru, Octavius d'avoir vaincu, et moi de la conversion de l'un et de la victoire de l'autre.


 NOTES SUR L'OCTAVIUS

 (1) On présente un enfant couvert de pâte à celui qui doit être initié. Plusieurs pères de l'église rapportent que cette sanglante et inhumaine cérémonie fut usitée parmi quelques hérétiques, et surtout parmi les gnostiques; on croit que Simon le magicien en fut l'inventeur, pour avoir pris à la lettre ces paroles de l'Evangile:  Si vous ne mangez la chair du fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous.  S. Jean, VI, 54. Fleury, Moeurs des chrétiens. *

 (2) L'orateur de Cirta, ibid. Minucius désigne ici M. Cornélius Fronto, orateur latin, né à Cirta en Numidie, qu'il nomme plus bas, chap. 31, et qui, d'après ces deux passages, paraît avoir composé un discours contre les chrétiens. Ce Fronto, qu'il ne faut pas confondre avec ceux que mentionnent Juvénal, Sat., I, 12, Pline le jeune Epist. XI, 2, et Martial, Epig. I, 56, mais qui est le même dont parle plusieurs fois Aulu-Gelle dans ses Nuits attiques, fut le précepteur de Marc-Aurèle et de Lucius Vérus. Suivant Jean de Saribéry, Policratic. VIII, 19, il descendait de Plutarque du côté maternel. *

 (3) L'oracle rendit hommage à une si rare prudence. Voici comment était conçue la réponse de l'oracle:  Sophocle est sage, Euripide est plus sage, mais Socrate est le plus sage de tous les hommes.  *

 (4) Alors Simonide répondit. ibid. Tertullin, Apolog. 46, attribue à Thalès ce que Municius, et avant lui Cicéron, Nat. dcor. I, 22, attribuent à Simonide. *

 (5) Maintenant, que va nous répondre Octavius, cet homme de la race de Plaute, sans contredit le premier des meuniers, s'il n'est pas le dernier des philosophes? Ecquid ad hoeca audet Ocatvius, homo Plautinoe, ut pistorum proecipuus, ita postremus philosophorum? L'abbé de Gourey a fait sur ce passage la note suivante:  Cécilius, par cette froide raillerie, que le devoir de traducteur nous a obligé de conserver, reproche aux chrétiens la bassesse de leur condition, et la misère d'un grand nombre d'entre-eux, en faisant allusion aux contes qu'on a débités de Plaute, qui fut, dit-on, réduit pour vivre à travailler chez un boulanger.  Nous observons qu'on ne voit pas pourquoi ce trait de la vie de Plaute, rapporté par Varron, écrivain contemporain, et par Aulu-Gelle, Noct. Attic. III, 3, est ici traité de conte. Le travail de Plaute consistait à tourner une meule, car de son temps on ne connaissait pas les moulins à bras; les moulins à eau furent inventés postérieurement, sous le règne d'Auguste. Varron ajoute que, dans les moments de loisir que lui laissait une si triste condition, Plaute composa trois de ses comédies, le Satyrion, l'Addictus et la Nervolaria, lesquelles ne sont pas parvenues jusqu'à nous. *

 (6) Evhémère. Ce passage nous apprend, ce qui est confirmé par d'autres auteurs (voyez surtout Lactance, Instit. Divini. I, 11), qu'Evhémère avait écrit une Histoire sacrée, où il prouvait que les dieux avaient tous été hommes. Il était Messénien, suivant Lactance, loc. cit., Agrigentin, suivant Arnobe, IV, Tégéate, suivant Plutarque, de l'île de Cos, suivant Athénée. Eunnius traduisit en latin son Histoire sacrée, version que le temps nous a enviées, aussi bien que l'original. On trouve sur la vie et les ouvrages de ce philosophe des recherches très-curieuses par l'abbé Sevin, dans le tome VIII des Mém. de l'acad. des inscript. *

 (7) Alexandre le Grand, dans une lettre qu'il écrivit à sa mère, lui manda qu'un prêtre égyptien, etc. ibid. Ce prêtre égyptien se nommait Léon, suivant saint Augustin, De consensu evangelist. I, 23. *

 (8) Cynocéphale. Anubis, fils d'Osiris, qu'on représentait avec une tête de chien, ainsi que l'indique le nom de Cynocéphale. *

 (9) Feretrius? On ne l'aborde pas sans dépouilles opimes. On ne pouvait sacrifier à Jupiter Férétrius que lorsqu'on déposait à ses pieds des dépouilles opimes (c'est à dire les armes du chef ennemi tué en combat singulier par le commandant romain), ce qui arrivait fort rarement. *

 (10) Népos et Cassius, Thallus et Diodore. Voyez Tertullien, Apolog. 10. Cornélius Népos, outre ce que nous avons de lui, avait composé un ouvrage intitulé Chronica, qui n'est pas venu jusqu'à nous. Nous ne possédons pas non plus les quatre livres des Annales de L. Cassius Hémina, écrivain latin qui florissait vers l'an 608 de Rome, ni l'Histoire de Syrie de Thallus, dont le nom seul nous est connu par Tertullien, loc. cit., Lactance, I, XIII, 8, etc. quant à Diodore de Sicile, voyez son Hist. univers. V, 40. *

 (11) Hostanès. Ce mage célèbre, le premier auteur qui ait écrit sur la magie, Plin., Hist. nat. XXX, 1, accompagna Xercès dans son expédition contre l'Asie, et infecta le monde de ses idées et de ses pratiques superstitieuses, dont les Grecs surtout se montrèrent très avides. V. Fabricuis, Bibl. Garoec. I, XIV, 1. *

 (12) Et qui les dévorez avec Isis. Cum Iside devoratis. Les Egyptiens, dans certains sacrifices, faisaient des gâteaux sur lesquels était représenté un âne enchaîné, symbole de Typhon. Plutarque, Traité d'Isis et d'Osiris. *

 (13) Et les flatuosités qui sortent du corps humain, ibid. Minucius fait ici allusion à une divinité des anciens Egyptiens, nommée depuis par les Romains Crepitus. *

 (14) Le dernier des esclaves, ibid. Un maître qui avait attenté à la pudeur de son esclave perdait tous ses droits sur lui. L. II. ff. De his qui sui vel alieni juris sunt. L. XIV. Cod. de episcopali audientia. *

 (15) Que par le génie de l'empereur. On jurait ordinairement par le génie, par la fortune ou par la vie de l'empereur. La violation de ce serment passait pour un crime énorme, et était punie plus sévèrement que le parjure envers les dieux, car on laissait aux dieux le soin de se venger, l, II. Cod. de rebus creditis; mais on faisait subir la bastonnade à celui qui avait trahi le serment envers l'empereur, quelquefois même on lui coupait la langue. L. XIII, §. ult. ff. de jurejurando, Tertullien, Apolog. 32. *

 (16) Ce n'est que dans le parricide que se manifeste votre fraternité. Les commentateurs varient sur l'interprétation de cette phrase. Heumann y voit une allusion à Rémus et Romulus, à Etéocle et Polynice. Dalrympe, qui cherche à prouver dans la préface de sa traduction, que l'Octavius a été composé sous Caracalla, après avoir avoué qu'il ne comprend pas le texte en cet endroit, conjecture que Minucius désignait peut-être cet empereur, qui fit massacrer son frère Géta, l'an 211. *

 (17) Ni autel, ni temple, ibid. Voltaire, et, avant lui, Duplessis, dans son Traité contre la messe, ont voulu conclure des paroles d'Octavius, que les premiers chrétiens n'avaient ni temple, ni autel; mais, comme l'observe l'abbé de Gourcy, tout ce que dit Minucius sur le culte intérieur et spirituel est très solide et très vrai, puisqu'il n'est point exclusif, et que l'on n'en peut rien conclure contre le culte extérieur. Presque tous les premiers apologistes de la religion chrétienne, par des raisons de prudence et de discrétion, évitaient de s'expliquer là-dessus; ils ne voulaient exposer ni les mystères à la dérision des profanes, ni les fidèles à la persécution, en indiquant les lieux de leurs assemblées. *